L'élégant profil des assassins (22/09/2006)
Ils sont sveltes, élégants ces hommes qui hantent le bord de la Loire, la nuit, à bord d’une Bugatti. L’un est le maître, Gilles de Rais (Yann Collette), l’autre, le chauffeur, Francesco (Christian Cloarec). Mais en réalité ce sont deux assassins. Francesco pourvoit aux plaisirs de celui qui est aussi son amant, et Gilles de Rais, dans son désir de transgresser l’interdit, lie le sexe à la mort.
La double postulation de l’animalité et de la spiritualité pour le personnage satanique nous ramène à la véritable histoire de Gilles de Rais, le seigneur de Tiffauges, compagnon de Jeanne d’Arc et sans doute un des plus grands criminels de l’Histoire (serial killers, comme on dit aujourd’hui). Dans L’élégant Profil d’une Bugatti sous la lune de Jean Audureau, pour la fable, la situation, l’époque, Audureau s’en éloignait.
Mais la pièce, mise en scène par Serge Tranvouez, s’inscrit comme une messe noire dont Gilles de Rais serait le grand prêtre maudit. D’emblée, par le décor funèbre (scénographie de Jean-Christophe Choblet), le charme maléfique opère. Des arbres cernent le plateau autour duquel est ménagé un chemin pour les acteurs. Au-delà de ce passage, sur les trois côtés de la scène des murs miroirs, sombres. Ils reflètent les formes qui se meuvent au centre et alentour, double clôture pour les personnages, et pour le spectateur, « chambre noire » de l’inconscient. Dans les cintres, un lustre de branchages, et sur les côtés du proscenium, des écrans verdâtres figurent la masse de l’eau. Des trappes s’ouvrent et multiplient les lieux scéniques : chambre, fontaine, clairière. La forêt est le domaine des rêves où Lèva, la fille de Gilles (Anne Cressent) rejoint son amant Léonce (Pierre Mignard), un jeune sauvage qui tire des flèches vers les étoiles. C’est aussi celui des exclus, le fontainier sourd-muet (Dimitrios Koundourakis) Pauline, la mère (Isabelle Gardien) qui y vit avec Jean, son enfant. La berge de la Loire est le lieu de l’échange, entre la rabatteuse Agnès Marine (Tania Torrens), femme vieillissante qui aime, d’un amour incestueux, Léonce, l’enfant qu’elle a adopté. Et l’inceste qui n’ose pas dire son nom est sans doute ce qui angoisse et exalte Gilles, face à sa fille, partagée entre l’admiration et la terreur. Car Lèva a compris qui était que l’ogre de ses cauchemars. Elle en meurt dans les bras de sa sœur-servante, Marion (Clémence Larsimon).C’est avec l’enfant de Pauline que Gilles accomplit le Mal. C’est avec son acolyte qu’il entre dans l’eau purificatrice pour se laver de la souillure, et expier. Serge Tranvouez, qui donna Katherine Barker la saison dernière au Théâtre de la Ville, a parfaitement appréhendé l’univers de Jean Audureau. Dans le choix des acteurs d’abord, puisqu’il donne le rôle d’Agnès à Tania Torrens, qui fut Katherine Barker à l’Odéon en 1981 et en 1993 sous la direction de Jean-Louis Thamin. Il sait l’importance du mot « rêve » chez l’auteur, et sait transcrire les impressions oniriques jusque dans les lumières (Jean-Pierre Michel), les costumes (Hana Sjödin), mais peut-être, comme tous les jeunes gens très doués en fait-il trop. Est-il nécessaire, par exemple de planter deux « aquariums » trop bas sur le devant de la scène ? Masqués qu’ils sont par la masse du public, seuls les premiers rangs peuvent les voir. Pourquoi les vomissements du comédien que Gilles de Rais vient de rassasier ? Pourquoi la robe cardinalice de Gilles de Rais ? Le vertige de l’interdit ne passe pas par le blasphème dans le texte d’Audureau, l’inquiétude du comédien ne va pas jusqu’au dégoût. Pourquoi en rajouter au risque de trahir ? Pardonnons-lui pourtant ces infimes détails car la mise en scène et la direction d’acteurs atteignent la perfection. Il guide magnifiquement la quête nocturne qui conduit les personnages à la mort, et chemine entre rêve et réalité. « Rêve », le mot-clé dans l’œuvre d’Audureau, chez qui la Nature est païenne. La « lune saigne », les cercles concentriques sur la surface de la Loire s’apparentent aux cercles de l’Enfer.
Mais quand tous les criminels sont morts, que les étoiles sont devenues « toutes petites. C’est l’aube ». Donc l’espoir. Et c’est pour cette raison que cette œuvre nous bouleverse.
Théâtre du Vieux-Colombier
du 20 septembre au 18 octobre
01 44 39 87 00/01
12:15 Écrit par Dadumas | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer