13/03/2017
Les crimes de nos pères
Palestro ! Ce nom faisait frémir de terreur les appelés (et les rappelés) du contingent qui, en 1956, furent envoyés « pacifier l’Algérie. » Le 18 mai 1956, vingt militaires français étaient tués dans une embuscade montée par des maquisards d’Ali Khodja, l’un des jeunes chefs locaux du FLN, sur les hauteurs des gorges de Palestro. Les corps des soldats ont été retrouvés mutilés. Et le gouvernement envoie des renforts. La répression est féroce. Les suspects sont torturés, abattus (on appelle ça la « corvée de bois »), on déplace les populations. On se venge. On accuse le FLN.
Les travaux de recherche de Raphaëlle Branche[1] permettent aujourd’hui de discerner les responsabilités. On peut affirmer que ce sont les villageois qui achevèrent les blessés et mutilèrent les morts.
Le mal venait de loin.
Par décret impérial de Napoléon III en 1869, il est créé « dans la province d'Alger sur le territoire de Ben Hini traversé par la route Impériale n°5 d'Alger à Constantine, à 79 kilomètres d'Alger et à 25 kilomètres du Col des Beni Aïcha, un village de 59 feux qui prendra le nom de Palestro. Un territoire de 546 ha 31a 10 ca est affecté à ce centre de population conformément aux plans annexés au présent décret. »
Deux ans plus tard, en avril 1871, révoltés par le processus de colonisation qui les expropriait de leurs terres fertiles, 250 tribus kabyles, conduites par Cheikh El Mokrani se révoltaient et brûlaient ce village. La répression fut implacable, on parle de dix mille « indigènes » tués au combat, comme Mokrani, et pour les survivants, internement, déportations, confiscation des terres.
Ne pensez pas que je remonte au déluge… Il faut bien expliquer comment ces histoires de tueries laissent des traces dans les mémoires des familles qui se les transmettent. Face à elles, de 1954 à 1962, des jeunes gens à qui on a enseigné que la France avait accompli « une mission civilisatrice », et à qui on ordonne à la fois de « pacifier » et de « réprimer sans faiblesse » et qui n'ont aucune expérience de la guerre, aucune notion de la langue qu'on parle sur cette terre.
Mais réprimer qui ? L‘armée des « terroristes » est insaisissable.
Palestro de Bruno Boulzaguet et Aziz Chouaki parle de ces jeunes gens, presque encore des adolescents, joueurs et fraternels, qui devinrent des « outils au service d’une guerre coloniale », des tortionnaires[2] et ne s’en remirent jamais.
Bruno Boulzaguet qui met en scène, les montre, rieurs, inconscients de la tragédie, des gosses obéissants à qui on permet de jouer avec des armes et de boire plus de bières qu’ils devraient (Tom Boyaval, Etienne Bianco, Guillaume Jacquemont). La fortune de Kronenbourg était assurée, et je pense à Cabu, dessinant son adjudant Kronenbourg aux mâchoires carrées, au torse puissant, aux godillots robustes.
Bruno Boulzaguet et Aziz Chouaki parlent des remords enfouis, des âmes « grillées », à travers leurs vies ratées que commentent et ressuscitent leurs enfants (Luc Antoine Diquéro, Cécile Garcia Fogel, Jocelyn Lagarrigue). On a souvent l'impression d'assister à un éprouvant psychodrame. Cependant, Palestro pose une question fondamentale : « Sommes-nous responsables des crimes de nos pères ? »
On pourrait citer le prophète Jérémie, « Les pères ont mangé des raisins verts, Et les dents des enfants en ont été agacées. » mais sans oublier le verset suivant : « Mais chacun mourra pour sa propre iniquité ; Tout homme qui mangera des raisins verts, Ses dents en seront agacées. »
Il faut dire aussi que les appelés ne partirent pas tous le sourire aux lèvres, qu’il y eut des déserteurs, des citoyens qui votèrent pour réclamer la négociation avec Ferhat Abbas, des femmes qui bloquèrent les trains en partance pour Marseille. Mais des « patriotes », à l’assemblée, votèrent l’envoi du contingent, l’engrenage de la violence, la pérennité de la haine.
Il faudrait s’en souvenir, pour ne pas réitérer les mêmes erreurs, éternellement, et se pardonner, enfin.
photo © Alain Richard (photo de répétition)
Palestro de Bruno Boulzaguet et Aziz Chouaki
Mise en scène de Bruno Boulzaguet
Théâtre 71 jusqu’au 12 mars
Théâtre de l’Atalante du 24 mars au 1er avril
01 46 06 11 90
Théâtre des Bernardines à Marseille du 21 au 25 novembre
04 91 24 30 40
[1] - La Guerre d'Algérie : Une histoire apaisée ?, Paris, Seuil, 2005,
L'Embuscade de Palestro, Paris, Armand Colin, 2010.
[2] - Claude Juin, Des soldats tortionnaires, guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable, Robert Laffont, 2012.
12:13 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, éducation, Histoire, Littérature, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer
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