21/02/2006
Le désordre des choses
Caligula d’Albert Camus
On dit que le pouvoir rend fou. Et sans doute, l’empereur romain qui voulait que son cheval devînt sénateur, Caligula, en est-il un exemple saisissant.
À quel moment, Camus le fait-il basculer dans la folie ? Après la mort de Drusilla, sa sœur et sa maîtresse, égaré de chagrin, il erre dans la campagne, et en revient transformé. Il juge que la destinée de l’homme est absurde, et puisque le seul souci des patriciens est de remplir le « Trésor public », il va les avilir, s’emparer « arbitrairement » de leurs biens, et les faire mourir. Ainsi, espère-t-il « changer l’ordre des choses », ainsi procèdent les tyrans.
Avec Youssef Chahine, à la Comédie-Française, il y a quelques années, il ne manquait pas un peplum. Avec Charles Berling, qui met en scène et joue le rôle-titre, l’action est atemporelle. Christian Fenouillat a réalisé un décor d’une boîte de nuit satanique aux murs frangés de longs cheveux d’anges noir et argent qui captent une ondoyante lumière, et cernent le parquet sombre. Un piano à jardin, une table qu’on déplace de cour au centre, des costumes hétéroclites mais plutôt modernes, et un miroir, panneau brillant qui ne reflète personne.
Caligula commande, Caligula se moque, Caligula humilie, Caligula tue. Les despotes agissent ainsi, non par force, mais à cause de la veulerie de ceux qui les entourent et qui se plient à leurs moindres tocades. La démonstration est belle, le texte de Camus résonne des échos des dictatures en tout genre.
Mais à vouloir montrer trop de choses, le metteur en scène se disperse. Nombre d’objets sont inutiles et nuisent à l’attention du spectateur, à quoi bon mettre des haches et des cognées sur scène si personne ne s’en sert ? Le moniteur vidéo est-il utile, quand le tréteau, dans l’axe optique exalte le protagoniste ? Le rôle écrasant de Caligula est parfaitement assumé, mais autour de lui trop d’agitation, d'audaces, pas assez de conviction.
Heureusement, le texte passe, atteint le spectateur, l’oblige à réfléchir.
Théâtre de l'Atelier
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20/02/2006
Restaurer les vivants
Yasmina Reza était comédienne. Elle écrivait aussi. Gabriel Garran l’encouragea. Conversations après un enterrement fut créée en 1987 avec le succès que l’on sait. Aujourd’hui, Gabriel Garran la met en scène, sobrement, magnifiquement, dirigeant chaque comédien suivant la partition de son personnage. Ils acquièrent tous une profondeur, une épaisseur charnelle qui nous les rend sensibles. C’est ainsi qu’on donne à un texte une portée universelle.
On n'est jamais seul à un enterrement. Toute la famille se rassemble. On efface les rancœurs pendant la cérémonie. Ensuite les dissensions reprennent. Mais quelquefois, au bout des « conversations » viennent les aveux, les déchirements, le pardon, pour que la vie puisse continuer, et, comme on dit chez Tchekhov, « réparer les vivants ».
Nathan (Jean-Michel Dupuis), quarante-huit ans, a été le rival de son jeune frère Alex (Serge Hazanavicius), vingt-trois ans, et Élisa, trente-cinq ans les a abandonnés, trois ans auparavant. Les voici réunis pour l’enterrement du père, avec leur sœur, Édith, (Mireille Perrier) quarante-cinq ans et l'oncle Pierre, soixante-cinq ans, (Bernard Verley) venu avec sa femme Julienne (Josiane Stoleru). Élisa se tient « en retrait », comme le voulait l’auteur. La mise en scène de Gabriel Garran la place très loin du groupe familial accentuant la fracture dès la première scène. Elle est hors de la fratrie qu’elle a abîmée. Et sans doute resterait-elle à jamais exclue, si au moment de partir elle n’avouait à Nathan son amour « éperdu ». Et si, le hasard, on n’ose pas dire la Providence, s’en mêlant, sa voiture ne tombait pas en panne.
La scène est noire de murs et de plateau, chambre obscure (Décor de Florica Malureanu) oppressante, sans horizon, comme l’âme d’Alex, le frère abandonné, hargneux avec tous, même avec la douce Julienne dont les propos candides l’irritent. Impossible à vivre, il souffre. Il ressasse encore les vindictes enfantines, et n’a pardonné au père ni la gifle de ses douze ans, ni à Nathan son indulgence, ni peut-être son sacrifice, et aujourd’hui, chaque réflexion d’Édith devient pour lui une remontrance… Il déchire les autres comme Élisa l’a déchiré.
En vain, la réconciliation chemine. Les femmes se parlent. Puis, sur la tombe du père, Nathan retrouve Élisa, et brave l’interdit. Les lumières de Gaëlle de Malglaive cernent le couple dans un halo pâle et tendre, une auréole de bonheur, qui va filtrer peu à peu dans le groupe qui cherche encore ce qu’il a en commun.
L’orage, et le repas vont le reconstruire. Autour du pot-au-feu. Car les vivants, il faut bien que ça se restaure pour rester en vie! Ce « pot-au-feu », Nathan, l'a acheté. Édith, Pierre, Julienne, ont épluché les légumes sous les sarcasmes d’Alex qui trouvait les navets pourris. Il aura fallu bien des mots, des cris, des pleurs et des rêves, pour qu'il propose soudain de le « saupoudrer de tous les aromates vivants ». A qui d'autre attribuer l'épithète de vivants, sinon à ceux qui vont passer à table ? Manger le pot-au-feu, ensemble, c'est aussi lécher ses blessures.
Théâtre Antoine
Depuis le 18 janvier
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17/02/2006
En anglais dans le titre
Les titres de films ou de pièces de théâtres qui fleurissent sur les affiches me laissent perplexe.
L’anglais est-il devenu langue obligatoire ? Croit-on que les Français le comprennent parce qu’ils possèdent les quelque deux cents mots qui leur permettent de voyager sur tous les continents ? Le globish n’est pas l’english. Claude Hagège s’alarme pour les sciences et les techniques, inquiétons-nous aussi des arts dramatiques.
Walk the line, qui sort cette semaine, est-ce « suivre sa ligne », « suivre son chemin », « franchir la ligne », « aller trop loin », « atteindre son but », le « dépasser » ou « se faire une ligne » ? Je sais que walk the boards se traduit par « monter sur les planches », mais walk the line ?
Et pourquoi avoir gardé The Constant Gardener, en anglais dans le titre ? N’est-ce pas l’histoire d’un botaniste follement amoureux, amoureux jusqu’à la mort et au-delà ? Traduire par Le Fidèle Jardinier, ou Le Botaniste fidèle aurait-il nui à la beauté du film, à son succès ?
Tears for fears, n’est-ce pas Pleurs de peur ?
On nous annonce aussi Illuminations-Coloured plates, construit sur des textes d’Arthur Rimbaud ! Tiens ! Tiens ! Arthur a certes séjourné en Angleterre mais ses Illuminations n’ont pas été écrites en anglais, même s’il y sème, avec la ferveur du néophyte quelques mots qu’il vient d’apprendre : bottom, fairy, being beauteous. Alors pourquoi pas les listes de mots et d’expressions qu’on a retrouvées dans ses manuscrits ? Et pourquoi « coloured plates » ? D’autant qu’il n’a jamais écrit pour la scène…
Nous avions déjà eu : Getting attention, (avec get ce verbe fourre-tout). Ce titre ne correspond-il pas à cette Surveillance attentive qu’exercent les voisins les uns sur les autres ? Espionnage entre voisins, ou Voisinage attentif, ou Entourage attentif, ou Attention renforcée, mais finalement Précaution inutile.
Qu’on ne prétende pas que c’est « intraduisible » ! Demandez à Jean-Michel Déprats, demandez à François Regnault s’ils ne sont pas venus à bout des jeux de mots de Shakespeare que François-Victor Hugo avait prétendus « intraduisibles ». Évidemment, leur réussite suppose non seulement une excellente connaissance de la langue qu’ils traduisent mais aussi une science infaillible de la leur. Car il s’agit de défendre à la fois deux langues jusque dans leurs idiotismes. Imagine-t-on un roman policier où des phrases resteraient en anglais ? Car c’est uniquement dans cette langue-là qu’on ne traduit plus.
Est-ce par hypocrisie que Shopping and Fucking, (qui exigerait que nous soyons obscènes) est resté tel quel ? Nos amis Québécois ayant traduit depuis longtemps, shopping par « magasiner », pourquoi ne pas l’utiliser ? Et pour Fucking ? Certains traduisent fuck par « enculer », il y a aussi « foutre » qu’on osait au grand Siècle, avec son dérivé « foutraison ». On peut préférer Magasinage et Baise, ou choisir « baisage » ou « baisement ». Tout est affaire de suffixation.
D’où vient notre répugnance, aujourd’hui, à assimiler et créer de nouveaux mots ?
En 1886, nos arrière-grands-parents avaient fait de « boycott », « boycottage », il serait temps de nous en souvenir. Boycottons et inventons, afin de garder vie et force à la langue française.
10:00 Écrit par Dadumas dans Film, langue, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer