03/12/2013
Secouer les gens
Elles sortent de l’église, leur missel en main. C’est le mois de mai, le mois de Marie, où on va prier tous les soirs, à cinq heures pour le salut des âmes vertueuses. Et sans aucun doute, elles le sont, vertueuses, ces deux-là, avec leur démarche tranquille, leur veste imitation Chanel et le chapelet dans leur sac à main. Soudain la Première Femme (Judith Magre) aperçoit un paquet oblong sur la chaussée, la Seconde (Catherine Salviat) en est tétanisée. Leur imagination galope, morbide… Quand elles s’apercevront qu’il ne s’agit que d’un paquet d’affiches nazies, elles déversent la haine qu’elles maîtrisaient jusqu’alors. Car ces deux femmes à qui Thomas Bernhard ne donnent pas d’identité propre sont les deux insignes représentantes de ces sociétés closes, xénophobes, réactionnaires, qui s’abreuvent des mêmes peurs jusqu’à l’obsession.
Dans une deuxième scène, nous les retrouvons après la messe dominicale ruminant le panégyrique d’un certain M. Geissrathner, « bien propre, bien comme il faut », qui vient de mourir, mais dont l’apparente vertu n’est pas épargnée par les ragots. Attention au péché : « Faut pas dire du mal des morts », alors, elles s’en prennent aux vivants, en particulier à ce cycliste qui a heurté accidentellement M. Geissrathner, lequel était distrait… Mais comme le cycliste est un étranger, « Faudrait les gazer », hurle l’une.
Qu’elles soient ensemble à cancaner ou à la maison avec leur compagnon, les bigotes ne désarment jamais, et immanquablement conduisent leurs aigreurs vers la détestation de l’autre, le souhait d’un ordre absolu : « sous Hitler ç’aurait pas exister », le bouc émissaire : « les Anglais, c’est de la racaille. »
Judith Magre est formidable et Catherine Salviat terrible. Elles trouvent dans Antony Cochin un solide complice qui, même invisible, leur renvoie des répliques sonnantes, et sa présence cimente les griefs des deux dévotes. La mise en scène de Catherine Hiegel est sobre et pugnace. Elle fait rire de ces monstrueuses créatures qui ont perverti la réalité et qui sont si semblables à nous-mêmes.
Les drames minuscules (Dramuscules) de Thomas Bernhard sont cruels. L’auteur voulait « secouer les gens dans leur confort moral. » On rit mais on en sort évidemment ébranlé, car Les Dramuscules ne manquent jamais les cibles qu’ils visent.
Les Dramuscules de Thomas Bernhard
Théâtre de Poche-Montparnasse
Du mardi au samedi à 19 h, dimanche à 17 h 30
01 45 44 50 21
16:20 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, humour, Littérature, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, poche-montparnasse, t. bernhard, judith magre, vatherine salviat, catherine hiegel | Facebook | | Imprimer
22/09/2013
Boire du petit lait
Stephan Meldegg avait été séduit par Under Milk Wood de Dylan Thomas en 1959, et, quand, en 1971, il a ouvert son premier théâtre, à Paris, qu'il a lu la traduction de Jacques B. Brunius, il a monté Au bois lacté avec un succès tel, le spectacle continua au Lucernaire. Puis Stephan Meldegg prit la direction du La Bruyère, en 1982, et devinez ce qu’il mit à l’affiche pour cette première saison !
Au bois lacté lui tient lieu, dit-il, « de talisman ».
Il offre donc aujourd'hui ses vertus magiques au Poche-Montparnasse avec une très belle distribution : Rachel Arditi, Jean-Paul Bezzina, Sophie Bouilloux, Attica Guedj, César Méric, Jean-Jacques Moreau, Pierre-Olivier Mornas : sept comédiens pour soixante-trois rôles…
Oui, vous avez bien lu : soixante et trois !
C’est qu’il s’agit de tout un village, "Llareggub", avec son révérend qui poétise, ses couples bien ou mal assortis, son facteur qui lit le courrier avant les autres, son boucher pas très net sur la viande qu’il vend, son laitier agité, son agent de police, son calicot, son épicière, ses amoureux qui rêvent de se retrouver sur la colline, dans le petit bois dit « lacté »,- qui n’est « qu’une touffe » -, sa fille-mère, son institutrice, les enfants de l’école, le vieux capitaine aveugle qui délire tout seul, une vieille dame heureuse de vivre encore un peu, et les voisins et voisines des uns et des autres, qui surveillent, épient, cancanent… et rêvent. Sous nos yeux, dans les costumes de Caroline Martel, pertinents et drôles, tout s’organise sans effort, en une chorale harmonieuse, et tous les acteurs passent d’un rôle à l’autre, avec une maestria extraordinaire. Un ravissement pour le spectateur !
Avec deux coffres et des arbres de carton stylisés comme du Matisse, Édouard Laug vous fait un village qui s’anime sous les lumières de Robert Venturi. Et ces petites gens, modestes, un peu coincés sous le regard des autres tentent de grignoter chaque jour leur part de bonheur.
Le texte est tendre, souvent ironique, cruel quelquefois, poétique toujours. Et pourtant, il paraît que le nom de ce village, « Llareggub », est le palindrome de « Bugger all », qui signifie : « allez vous faire foutre ! ». C’est ce que dit le traducteur, car moi, j’ai déjà du mal avec l’anglais, alors, vous pensez, le gallois !
Mais je vous rassure, sur la scène du Poche, on comprend tout et dans ce Bois lacté, si j’osais, … puisque l’auteur semble aimer les jeux de mots, je dirais qu’on boit du petit lait…
Au bois lacté de Dylan Thomas
Texte français de Jacques B. Brunius
Mise en scène de Stephan Meldegg
Théâtre de Poche-Montparnasse
Du mardi au samedi à 21 h, dimanche à 15 h
01 45 44 50 21
23:43 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, humour, Littérature, Poésie, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, poche-montparnasse, dylan, meldegg | Facebook | | Imprimer
08/03/2013
Les aventures de Josette et de Jacqueline
La petite Josette (Pauline Vaubaillon) a bien du souci avec ses parents. Ils ne sont pas raisonnables du tout. Le soir, ils sortent au restaurant, au théâtre, au guignol, et le matin quand Josette veut les réveiller, ils dorment si profondément qu’ils ne répondent pas. D’ailleurs la bonne, Jacqueline (Brock ou Jacques Bourgaux), ne parvient pas non plus à les sortir du lit.
Mais quand enfin Papa (Brock) s’éveille, qu’il n’envoie pas Josette voir ailleurs s’il y est, quand enfin, il consent à raconter des histoires, alors, Josette n’est pas déçue.
Dans le cercle enchanté du Petit Poche-Montparnasse, Émilie Chevrillon dessine l’univers de Ionesco avec une porte, une marionnette, et deux sacs de couchage. Les mots changent de sens et pourtant les enfants les reconnaissent. Tous les personnages s’appellent Jacqueline mais aucun des enfants ne se perd dans « les histoires idiotes » que raconte Papa qui emmène Josette en avion au-dessus des toits, au-dessus des nuages, dans l’éblouissement de fantastiques voyages jusqu’à la lune, jusqu’au soleil…
On en revient à pied, en chantant, « on cavale », parce que l’heure du déjeuner approche et que Maman, la marionnette rose à la robe de fleurs, aux yeux de fleurs, dit de sa voix fleurie : « Allez ! Descendez du lit et habillez-vous ! »
Savez-vous que le théâtre de l’absurde ne rend pas les enfants idiots ? Au contraire ! Ils comprennent plus vite que les adultes et j’en connais qui vont faire la leçon à leurs parents. Mais il faut avouer qu'avec deux comédiens exceptionnels, tout est vraisemblable.
Les Contes d’Eugène Ionesco
Mise en scène d’Émilie Chevrillon
Petit Poche-Montparnasse
Du 2 au 16 mars puis du 30 avril au 11 mai, du mardi au samedi à 15 h
et, à partir du 20 mars, mercredi et samedi
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16:03 Écrit par Dadumas dans humour, Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poche-montparnasse, ionesco, théâtre jeune public | Facebook | | Imprimer