Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/04/2013

« La liberté de rire »

 

La brèche du mur s'ouvre sur une étrange forêt. Les frondaisons ont perdu leur feuillage et dressent les entrelacs de leurs arceaux blanchis par le sel dans une obliquité inquiétante. théâtre national de toulouse,victor hugo,laurent pellyOn entend des coassements, des trilles, des envolées d’oiseaux (Son de Joan Cambon). En deçà du mur, l’asile protégé par les moines et gardé par la statue d’un « saint décrépit » auréolé d’une lumière intermittente (Lumières : Michel Le Borgne), au-delà, le gibet et un roi injuste. Au lointain, Hugo, proscrit à Guernesey indiquait « la mer ». Le metteur en scène y projette l’écriture de Hugo, « l’homme-océan ». Le décor imaginé par Laurent Pelly pour Mangeront-ils ? de Victor Hugo nous conduit d’emblée dans un univers fantastique qui tient à la fois du conte romantique par les images et de l’esprit voltairien par l’insolence. Sublime et grotesque mêlés, on rit dans Mangeront-ils ? de tout ce qui fait peur, la mort, les puissants et les prêtres.

Une vieille femme « marche péniblement » dans cette forêt pétrifiée, c’est Zineb (Charlotte Clamens), la sorcière centenaire pour laquelle « le moment est venu de mourir. » Car les êtres doués de pouvoirs magiques ne sont pas, chez Hugo, des êtres surnaturels et la sorcière qui a fait sont temps cherche un asile pour retourner à la mère nature. Charlotte Clamens n'a pas peur de « jouer les vieilles »*; elle inspire confiance : « elle est bien mûre ».

Mais pas moyen de mourir tranquille !

Elle soigne, c’est sa vocation, un pigeon ramier blessé porteur d’un message menaçant. À peine est-il guéri et envolé, qu’elle doit fuir le roi (Georges Bigot), ses archers, son flûtiste : Mess Tityrus (Philippe Bérodot), chargé de « mettre en musique le règne » de cette altesse. Ils sont à la recherche de Lady Janet (Charlotte Dumartheray) dont le roi est amoureux et qui lui a préféré Lord Slada (Cédric Leproust). Les deux amants ont convolé en justes noces pour se réfugier dans le couvent dont l’enceinte est sacrée, mais le mur écroulé. Le roi veut la faire « veuve ». Le roi et son complice pensent que ce sera facile puisque du côté de l’asile « pas de sources », et des fruits vénéneux. Le sacré affame, le roi tue. « Mourir ensemble » serait la solution.

Mais c’était sans compter sur Aïrolo (Jérôme Pouly), théâtre national de toulouse,victor hugo,laurent pellyle « vagabond », le « passant », le « voleur », « un clown familier des forêts ». En allant chercher quelque nourriture aux amants, Aïrolo sauve Zineb du bûcher, laquelle s’acquitte de sa dette en lui offrant un talisman, et en faisant croire au roi superstitieux que la durée de sa vie dépend de celle du voleur. Le roi fait donc grâce au voleur, et dans un dernier accès de despotisme ordonne qu’on pende à sa place, Le Connétable (Rémi Gibier).

Les rois n’ont pas le beau rôle chez le Hugo. Et celui-ci ne dépareille pas la collection de cyniques et suborneurs que nous connaissons. Georges Bigot lui donne la froideur méchante et les colères d'un enfant gâté. 

Mais si dans Le Roi s’amuse, François Ier se jouait du bouffon, le roi de Man, ici, va trouver son maître dans Aïrolo (Jérôme Pouly), un « bon diable »,  qui a « la liberté de rire au fond des bois ». Le comédien donne à son personnage cette joyeuse truculence presque rabelaisienne, qu'on s'étonne de trouver chez un romantique. On sait comment Hugo réunit théâtralement « le roi et le bouffon »[1]. Ici, le plus bouffon des deux, n’est pas Aïrolo, ce roi carnavalesque, qui prend réellement le pouvoir et l’ôte au tyran légitime :

                       « L’on prend toujours au mot un roi qui part. »

Cependant,  il ne le garde pas, il le donne à Janet et Slada  que le roi affamait. Cédric Leproust incarne avec justesse ce "grand garçon pâle et doux", qui s'incline devant une jeune fille fragile et déterminée : Charlotte Dumartheray. Ils sont charmants, ces deux-là et on comprend la détermination d'Aïrolo à les sauver, même en réfrénant ses pulsions.

Il sait qu’ils sont « deux anges », mais aussi « deux estomacs » et que « Aimer est bon, manger est doux ». Alors, il les invite. « Mangez ! », « Buvez ! » ordonne-t-il aux amants, et ce nouveau Jésus, leur offre un trône avec comme seul commandement : « Souvenez-vous que vous avez eu faim. »

Laurent Pelly, qui s’occupe aussi des costumes, joue avec les couleurs de la terre pour les gueux dépenaillés, les proscrits (Janet et Slada) sont en noir. Le roi de Man est vêtu d'un blanc immaculé et immérité, son thuriféraire aussi. Philippe Bérodot est épatant dans son rôle de flatteur intéressé et hypocrite. Quand le roi abdique, Tityrus disparaît, juste le temps de se mettre à l’unisson avec le nouveau monarque. Puis le courtisan reparaît, il a prestement enfilé une tenue adéquate. On appelle ça « retourner sa veste ». Tityrus a retourné les bas, les chausses et le pourpoint. Il est aussi en noir ! 

Et Aïrolo ? Toujours dépenaillé, mais heureux, il aime trop sa liberté !  « Gentilhomme des bois et chambellan des loups », peut-être veillera-t-il de loin, lui qui a convoqué le peuple, c’est-à-dire, le public auquel il s’adresse.

Et les vivats montent vers la scène ! Même s’ils sont enregistrés, ce sont les nôtres puisqu’ils précèdent de peu nos applaudissements, bien réels et amplement justifiés.

 

 

photos © Polo Garat-Odessa. 

 

Mangeront-ils ?  de  Victor Hugo

 Mise en scène, décors et costumes de Laurent Pelly

Théâtre National de Toulouse jusqu’au 20 avril

05 34 45 05 05

www.tnt-cite.com

 

Au foyer du Théâtre on peut admirer une exposition de dessins de Victor Hugo : Portraits et Paysages.


Tournée :

14 mai-2 juin, théâtre de Carouge, Genève

12-15 juin, théâtre de La Criée, à Marseille

 

 * « jouer les vieilles », souvenir de la réflexion de Rachel qui avait refusé le rôle de Guanhumara dans Les Burgraves, parce que, avait-elle dit : « Cela vieillit de  jouer les vieilles ».

 

 

 



[1]- Ubersfeld Anne, Le Roi et le Bouffon, étude sur le Théâtre de Victor Hugo, chez José Corti, 1974, 2002.

12/04/2011

Un couronnement

 

Il est bien organisé le petit commerce de Jonathan Peachum (Bruno Raffaelli), qui, secondé par sa femme Celia Peachum (Véronique Vella), métamorphose les chômeurs en infirmes pour aller mendier dans les rues de Londres, quadrillée par secteurs afin qu’ils ne se fassent pas concurrence. La charité, la respectabilité et la religion protègent l’organisation de la famille. Aussi, jugez de la colère des parents quand ils apprennent que leur fille unique, Polly (Léonie Simaga) s’est mariée avec Mackie Messer (Thierry Hancisse), tueur et chef de gang ! Les Peachum le dénoncent à la police !

Oui, mais le chef de la police, que les truands appellent Tiger Brown (Laurent Natrella), est un pote de Mackie. Ils ont fait les Indes ensemble ! Qu’à cela ne tienne ! Il reste, pour le dénoncer, toutes les femelles que Mackie a trompées : Lucy (Marie-Sophie Ferdane) qui se dit enceinte de ses œuvres, ainsi que Jenny-la-Bordelière (Sylvia Bergé) et les filles de son bordel. Solidarité féminine oblige ! Et Mackie sera pendu. Mais c’était sans compter sur l’événement du jour : le couronnement de la Reine qui exerce son droit de grâce…

Quand « les messagers du roi [arrivent] au bon moment », tout finit bien. Mais Peachum prévient le public : en réalité, « la vie finit mal », et « le monde est dur ». La pègre pourra prospérer tant que les gueux se soumettront à ses lois, que les puissants fermeront les yeux sur les trafics d’influence, et « qu’aucune somme d’argent ne saurait inciter [les juges] à rendre une justice équitable. ».

Laurent Pelly, le metteur en scène, qui signe aussi les costumes, nous fait découvrir un Opéra de quat’sous nouveau, avec des chansons qu’on n’avait pas encore entendues, et des voix que nous n’avions pas coutume d’entendre, comme la délicieuse voix de soprano de Léonie Simaga, « fiancée du pirate ». Il nous égare dans des décors qui se transforment à vue (scénographie de Chantal Thomas), et toute la troupe de la Comédie-Française est mobilisée pour que cette « entrée au répertoire » donne le frisson aux spectateurs. Les seconds couteaux sont tenus par des grands, Jérôme Pouly (Matthias), Serge Bagdassarian (Le Pasteur, le chanteur), Stéphane Varupenne (Walter), Nâzim Boudjenah (Smith), Félicien Juttner (Jacob), Pierre Niney (Robert), Jérémy Lopez (Jimmy), les élèves comédiens de la Comédie-Française, et la troupe de Laurent Pelly (Florence Pelly, Angélique Rivoux, Mélody Marie-Calixte). Bruno Fontaine dirige treize musiciens avec maestria, et le lumières de Joël Adam se jouent des combats de l’ombre.

Pour un couronnement, c’en est un ! La soirée est inoubliable !

 

 

  

 

 

 

Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht

Traduction de Jean-Claude Hémery

musique de Kurt Weill

Comédie-Française en alternance

Salle Richelieu

08 25 10 16 80

27/03/2011

Au palais d’injustice*

 


Le Hugo de Mille francs de récompense ne craint pas la censure. Il refuse que son Théâtre en liberté  soit joué. Aussi s’en donne-t-il à plume joie pour traiter tous les thèmes qui lui tiennent à cœur, et en particulier  celui de la justice, donc de la liberté car « qui n’a pas la liberté n’a plus la vie ».

Il ne situe pas sa pièce dans une Espagne déclinante, une Angleterre déchirée, une Italie autocratique, une France historicisante. L’action de Mille francs de récompense est installée dans le Paris de sa jeunesse.

Il nous parle de la police et de la justice de 1825**, parce qu’au moment où il écrit, en 1866, le régime est toujours aussi dur pour le peuple. Rien n’a changé depuis qu’il écrivait dans Ruy Blas  « l’alguazil, dur au pauvre, au riche s’attendrit ». La classe au pouvoir et ceux qui la soutiennent préfèrent une « injustice à un désordre ». Le code pénal ? « Quinze ans et onze mois, on est un polisson ; quinze ans et trois mois, on est un bandit » dit Glapieu, qui, pour avoir volé douze sous à seize ans, a été condamné à trois ans de « maison d’éducation », où il a appris le métier de voleur.

Aujourd’hui on a fait de grands progrès. Certains, en 1945, avaient fait fermer les « bagnes d’enfants ». Mais au XXIe siècle, d’autres pensent qu’il faut incarcérer les « sauvageons » dès treize ans, et même les débusquer dès la maternelle. Ainsi, « grâce à la sollicitude de la société », ils pourraient, être « éduqués ». Malgré  cette instruction, Glapieu, étiqueté « récidiviste », interdit de séjour à Paris, « ne se sent pas la vocation » et quitterait « volontiers l’état, mais la police ne le veut pas. »

Le rôle de Glapieu, filou devenu redresseur de torts est sans doute un des plus beaux du répertoire. On imagine qu’il fut Gavroche dans « son vieux temps », c’est-à-dire son enfance. Il en a l’humour, la désinvolture, la finesse d’esprit, la détermination, la vivacité.

Hélas ! Le soir où nous avons vu Mille francs de récompense, à La Coursive de La Rochelle, Jérôme Huguet qui interprète Glapieu a confondu rapidité de l’intelligence et précipitation de la parole. Le texte du premier acte, débité à l’allure d’un cheval au galop (c’étaient les grandes marées), devenait inaudible. Jouer les essoufflés, au théâtre, demande une diction impeccable. Sinon comment comprendre la situation et toutes les subtilités des réflexions en contrepoint du drame qui se déroule sous ses yeux, alors qu’il fuit la police.

La jeune et jolie Cyprienne (Émilie Vaudou) veille son grand-père, le major Gédouard (Eddy Letexier). Il donnait des leçons de musique. Depuis qu’il est malade, sa mère Étiennette (Christine Brücher) et elle, n’ont plus de ressources, les dettes se sont accumulées, et ce matin d’hiver, on vient les saisir. L’huissier procède sous les ordres d’un certain Rousseline (Laurent Meininger), un tartuffe opportuniste. Sous le masque de la respectabilité se cache un profiteur, vindicatif et cupide qui convoite Cyprienne, laquelle est amoureuse du jeune Edgar Marc (Benjamin Hubert), commis de banque. Pour arrêter la saisie, il faut quatre mille francs. Edgar les donne. L’argent ne lui appartenait pas. Les femmes sont sauvées, mais pas la société ! Edgar devra rendre des comptes.

Hugo, comme il le fait toujours, ébauche un croquis du décor pour ce premier acte. Il place les entrées et sorties, à savoir, la porte qui donne sur l’appartement où se déroule la vente des meubles, celle de l’escalier de service par où Glapieu pénètre dans le logis, la lucarne qui donne sur le toit, la garde-robe où il se cache, l’alcôve où dort le grand-père malade, le piano sur lequel il donnait ses leçons. Hugo écrit tout en mettant en scène, et l’emplacement qu’il prévoit règle les déplacements de ses personnages.

Le metteur en scène, Laurent Pelly, inverse le schéma, c’est son droit. Mais il place le lit du grand-père de telle sorte, que le public assis à jardin dans la salle, ne le voit pas. Éclairage à contre-jour, ombres chinoises du va-et-vient des intervenants, esthétisent la scène, mais la rende-t-elle efficace pour le spectateur ? De même quand l’auteur écrit que Cyprienne est en robe de toile « blanche », le code est évident. Pourquoi l’habiller de gris ? C’est un détail direz-vous. Sur scène, chaque détail est signifiant.

Heureusement l’acte suivant est parfait. Décor (Chantal Thomas), éclairage (Joël Adam), perruques, masques et accessoires, neige qui tombe, tout s’inscrit dans la soirée de carnaval conçu par Hugo. Deux personnages nouveaux entrent en scène. Des noceurs : M. de Pontresme (Thomas Condemine), et Barutin (Jean-Benoît Terral). Ce dernier est député, mais il « ne s’occupe pas de politique », juste de finances. L’autre est un oisif, mais il apprend que son oncle chancelier l’a fait nommer substitut du procureur, « pour le forcer à se ranger. » Ce soir, le bal, demain « la justice et le code ». Pour sa dernière soirée à « jouir  de la vie », Pontresme va offrir à Glapieu de quoi faire le bien, « quatre mille francs, plus dix napoléons » pour sauver un homme qui se noie. Thomas Condemine est excellent. Glapieu a retrouvé son souffle, ce deuxième acte est un miracle.

Naturellement nous verrons plus tard, ce substitut à l’œuvre, en haut d’un tribunal où il doit juger Edgar, accusé, à tort, d’avoir forcé le coffre-fort de la banque Puencarral. Le banquier (Rémi Gibier encore, plus douloureux qu’au premier acte) est « un millionnaire triste », et qui n’a nullement l’âpreté au gain que Rousseline lui prête. Il s’appelle en réalité André. Il recherche la femme et l’enfant dont les guerres napoléoniennes l’ont séparé. Vous avez deviné ! Ce sont les deux femmes réduites à l’indigence et à la merci de Rousseline !

Tous se retrouvent le lendemain matin au palais d’injustice. Puencarral y découvre sa famille, Edgar recouvre l’honneur. Grâce à Glapieu : « Ah ! vous êtes le bon Dieu ! », lui dit Cyprienne. C’était « trop d’avancement ! ». Le bon Dieu sort « entre deux gendarmes ». C’est dans la logique du code. Puencarral retire sa plainte, demande la mise en liberté. Mais il faut que « justice suive son cours ». Or, la justice recule, - et le décor aussi.

Pontresme promet : « On sera indulgent. On fera ce qu’on pourra. »  Mais que peut-il faire quand « la vérité finit toujours par être inconnue » ? Se retourner contre Rousseline qui mérite certainement la corde pour le pendre? Ne pas poursuivre ? On abandonne bien les poursuites contre Jean-Marie Banier…

Mais ceci est une autre histoire !

 

 

 

Prochaines représentations :

5 > 17 avril – Théâtre de Carouge – Genève

11 mai > 5 juin – L’Odéon, Théâtre de l’Europe

 

 

*Poème d’Albertine Sarrazin

« Au Palais d'injustice en la sanglante robe

On t'a signé ce jour un bon d'éternité… »

 

** Au sujet de l’établissement de la date, voir l’édition d’Arnaud Laster, du Théâtre en liberté, de Victor Hugo, édition Folio.