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18/03/2008

Sacrées familles

     Prendre Ionesco à la lettre est une œuvre à hauts risques. On en découvre le résultat quand le rideau s’ouvre pour Jacques ou la soumission, dans une scénographie de Chantal Thomas. La maison des Jacques a littéralement implosé sur deux étages. Le plafond est éventré, les lattes du plancher du premier étage pendent, carbonisées. Jacques fils (Jérôme Ragon) gît au rez-de-chaussée. La famille, au premier s’accroche aux murs, à la table encore occupée par la grand-mère (Charlotte Clamens) qui en profite pour liquider toutes les assiettes. La mère (Christine Gagnieux) hurle, véhémente. Le père (Pierre Aussedat), maudit le fils. Jacqueline, la sœur (Fabienne Rocaboy) renchérit. Le grand-père (Rémi Gibier) entonne une chanson égrillarde.

bf23ff8e04fcfe0a7107b9114d3eb450.jpgDès cette première vision, Laurent Pelly (mise en scène et costumes), témoigne de la violence de la déflagration qui vient d’avoir lieu. Qu’est-ce qui a pu dynamiter la douce paix du foyer ? Jacques !

Jacques est un fils dénaturé, il a refusé de manger « les pommes de terre au lard » et la maison est détruite ! Jacques a toujours été un enfant terrible. Il a refusé de naître pendant quatorze ans, alors, « pour (l)’amadouer », ils (lui) ont menti ». « Ils avaient tous le mot bonté à la bouche, le couteau sanglant entre les dents ».

Ainsi, le monde de Ionesco se structure dans ces oppositions de langage, d’où l’absurdité. Au nom de l’adage populaire « qui aime bien, châtie bien », la mère se complaît dans le sadisme « arrachant les petites dents mignonnes », et « les ongles » des « orteils », « pour faire gueuler comme un petit veau adorable », son « fils ingrat ». Et dans ces contradictions, les mots se dérobent et dérapent. « Malgré tout l'immense amour que j'ai pour toi, qui gonfle mon coeur à l'en faire crever, je te déteste, je t'exertre », dit la sœur qui mélange les mots de l’affection et déforment ceux de la haine. Quant au père qui traite sa famille « d'idiots et d'imbéciles », mais il en fait « l’égloge ».

Et de ces apories, naît le tragique des personnages.

Jacques est seul, déshérité, maudit. Pour mériter les siens, il doit se soumettre, manger des pommes de terre au lard, épouser Roberte (Charlène Ségéral) qui a trois nez et neuf doigts à la main à gauche (Perruques et prothèses Pierre Traquet), afin de reproduire à l’identique, une famille selon les schémas existants.a43b95a658c9614f96c17864bcf85728.jpg

Il n’y a pas d’amour chez les Jacques, mais des règles qui dénaturent les rapports. Les êtres ne se parlent pas, ils s’agressent. Les familles sont des sociétés closes où l’on doit reproduire à l’identique les schémas existants. Chez les Robert, Robert père (Eddy Letexier) et Robert mère (Christine Brücher) veillent à ce que rien ne change. Sacrées familles, que Ionesco massacre !

L’avenir est dans les œufs vient donc naturellement comme un deuxième acte, (dramaturgie Agathe Mélinand) puisque les patronymes ne changent pas et que, une fois mariés, Jacques et Roberte doivent « assurer la continuité de l’espèce ». Dans une construction délirante, la pauvre Roberte est transformée en pondeuse, et Jacques en « couveur ».

Pour faire passer le cocasse de cette vision cauchemardesque où les jeunes gens sont « victimes du devoir », les comédiens jouent en hallucinés. Une mécanique diabolique les conduit, les agite. Christine Gagnieux est une mère extravagante qui donne le frisson, et au ballet qu’elle mène autour de Jacques et de Roberte, on reconnaît en elle une danseuse étoile.

 Photos de Brigitte Enguerand

Jacques ou La Soumission et L’avenir est dans les œufs

Deux pièces d’Eugène Ionesco

Jusqu’au 5 avril

Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet

01 53 05 19 19

16/03/2008

Le triomphe de la bâtarde

      Marie Stuart était l’enfant légitime de Jacques V roi d’Écosse et de Marie de Lorraine. Elle n’avait que sept jours quand le roi son père mourut et elle fut proclamée reine d’Écosse. Les Anglais voulaient s’emparer de l’enfant pour la marier à Edouard, fils de Henry VIII. La régente s’empressa de la fiancer à François, le fils de Henri II, roi de France, et on envoya Marie apprendre le français, les bonnes manières et la poésie dans ce royaume tandis que les Anglais et les Ecossais s’étripaient. Elle n’avait pas six ans.

    On raconte que Ronsard ne fut pas insensible à son charme. Hélas ! Quelque mauvaise fée fit mourir François II à dix-sept ans et la jeune veuve dut repartir sur ses terres sauvages où les clans s’affrontaient entre eux et contre le trône d’Angleterre ! Elle avait à peine dix-huit ans.

     Elle était restée catholique et l’Angleterre était devenue protestante, l’ Écosse était divisée sur les religions, Marie choisit la tolérance religieuse. On l’adora.

     Remariée à son cousin, Henri Darnley, elle eut le temps de mettre au monde un petit Jacques avant de redevenir veuve. Mais la mort de son prince consort ressemblait fort à un assassinat, et de scandale en scandale, Marie dut abdiquer, et elle choisit, la malheureuse, de se réfugier à la cour d’Angleterre, où sa cousine Élisabeth avait été proclamée Reine à la mort de Marie Tudor.

     Rappelons que cette dernière était fille légitime d’Henry VIII et de Catherine d’Aragon, tandis qu’Élisabeth était la fille de Henry VIII et de sa seconde épouse, Anne Boleyn à cause de laquelle, le Roi avait rompu avec le pape. Mais comme très rapidement, Henry avait fait exécuter Anne pour en épouser une autre, Élisabeth avait été déclarée « bâtarde ». Et, donc Marie Stuart pouvait prétendre au trône d’Angleterre.

     Or c’est très maladroit de réclamer le trône d’une reine quand on demande le droit d’asile ! Élisabeth tenait à sa légitimité, et Marie campait sur ses prérogatives. Pendant dix-huit ans, Élisabeth la laissa réfléchir de prison en prison.  Et comme finalement, les monarques trouvent toujours un petit complot à déjouer, Élisabeth la fit accuser de trahison, et la pauvre Marie fut décapitée. La bâtarde triomphait.0712583ea299700dcd013a55ef760c54.jpg

Les romantiques adoraient ces épopées où la victime est belle, et le bourreau (ici c’est une bourrelle) impitoyable. Schiller en fit un drame superbe. Fabian Chappuis qui le met en scène a retravaillé la traduction de Latouche et il en donne une version magnifique*. La langue est pure, drue, charnelle. Sa scénographie d’oratorio dépouille judicieusement le décor. Les murs sont gris, le sol de « sable » noir scintille sourdement, les costumes d’Alice Bedigis et Bertille Verlaine sont sobres et réussis. La musique de Purcell guide les séquences.

     Dans le rôle titre, Isabelle Siou est la belle et orgueilleuse Marie, frémissante dans son injuste emprisonnement. Pour l’accompagner dans sa solitude, une suivante, Anna, jouée par Stéphanie Labbé émouvante dans sa manière d’envelopper la captive de la tendresse maternelle qui lui a tant manqué. La méchante Élisabeth, c’est Marie-Céline Tuvache. Elle avait déjà, dans Le Collier de perles du gouverneur Li-Qing, montré une forte personnalité, elle sait ici, être à la fois une femme douloureuse, aigrie de solitude, et un chef autoritaire et jaloux. Retenez les noms de ces jeunes comédiennes, elles servent admirablement les grands rôles.

     Autour d’elle, deux comédiens, Pascal Ivancic et Philippe Ivancic transforment deux rôles secondaires, en un numéro clownesque shakespearien de grand style. Sébastien Rajon, Jean Tom donnent du relief à leurs personnages. On aimerait que Jean-Christophe Laurier, Benjamin Peñamaria, Aurélien Osinski, jouent un peu moins « boulevard du crime ». Ils ont de la présence, il leur manque l’expérience et un drame romantique en requiert.

     Soir après soir, ils vont enrichir leur personnage et comme ils n’auront vu dans mes propos que  des remarques de vieille ratiocineuse, mes réticences vont les stimuler !

 

        Marie Stuart  de Friedrich Schiller

·          Adaptation de Fabian Chappuis, publiée par les soins du Théâtre 13 dans la collection des « inédits du 13 », Les Cygnes, 10 €

·          Théâtre 13

·          Jusqu’au 20 avril

·          01 45 88 62 22

15/03/2008

Vengeances ou grandes manœuvres ?

Vengeances 

     L’œuvre dramatique d’Hanokh Levin est immense et la mise en scène des Marchands de caoutchouc (1996) par Jacques Nichet, avait permis de la découvrir. Il existe une cinquantaine de pièces sur lesquelles les dramaturges pourront encore aiguiser leur esprit*. Nous avions vu, en décembre dernier Une laborieuse entreprise aux Athévains et nous en avions apprécié l’humour

     Aujourd’hui, on donne, au Studio de la Comédie-Française, Douce Vengeance et autres sketches, textes écrits pour le cabaret. Ces formes courtes conviennent au Studio, et les personnages leviniens, perdus dans leurs mesquineries quotidiennes exhibent sans vergogne leurs vengeances inutiles. Les êtres humains de Levin accumulent tant de maladresses qu’il est impossible de les haïr et qu’il vaut mieux en rire.

     Galin Stoev, le metteur en scène les imagine au travail, et multiplie les accessoires d’un bureau moderne. La profusion technologique de la scénographie (signée Saskia Louwaard et Katrijn Baeten) semble nuire à la fluidité de l’ensemble. On aimerait plus de rapidité, plus de légèreté dans ces tranches de vie.

     Mais ne boudons pas la tranche qu’on se paye en voyant Claude Mathieu, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Adrien Gamba-Gontard, Judith Chemla, tour à tour grands benêts, frustrés timides, petites godiches, ignorants péremptoires et ratés honteux. Au cours d’un véritable marathon, ils montrent sans faiblir, dans une transe joyeuse, comment la cruauté, l’ignorance, la vulgarité, transforment la société des hommes en monde humiliant et injuste. On ne louera jamais assez le mérite des comédiens français.

     Et profitons-en pour les soutenir quand leur réputation est attaquée.

Grandes manœuvres ?

      Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française, dans une « lettre ouverte »«, vient de répondre à un article du Figaro. Il est blessé, douloureux, et on le comprend. Cependant, attaquer la Comédie-Française dans sa programmation, et donc dans celui (ou celle) qui la dirige, n’est pas nouveau. Dès la nomination de Muriel Mayette, rumeurs et critiques ont tenté d’abattre sa jeune détermination. Mais doit-on reprocher à celle qui fut nommée par le pouvoir en place, la muflerie avec laquelle Marcel Bozonnet et Jean-Pierre Jourdain furent « remerciés » ? En grossièreté, on a fait mieux depuis.

     Il y a toujours eu des spectacles réussis et des succès contestés, il y eut de tout temps, des détestations injustes. Jean-Pierre Vincent, Antoine Vitez et Jacques Lassalle, pour grande que fût leur renommée, ne firent pas l’unanimité et des cabales honteuses ne les épargnèrent pas. Un certain milieu théâtral préfère des administrateurs qui font ronronner la maison dans une quiétude béate, mais, voyez comme les gens sont méchants, même du temps d’iceux, il y eut des couacs.

     On voit souvent, à l’Opéra, de ces remous dès qu’une nouvelle mise en scène dérange les certitudes des abonnés. Ils protestent avec véhémence et conspuent le chef d’orchestre ou le metteur en scène qui prend la liberté de modifier leur point de vue sur l’œuvre.

     Il me souvient au Français, d’une mise en scène de Tartuffe où mon voisin s’indigna avec violence quand Michel Etcheverry parut, dans le rôle de l’Exempt, avec la perruque de Louis XIV. Quel scandale en effet ! De quoi monter à l’assaut ! Le fanatique Tartuffe l’avait laissé de marbre, mais la référence politique le hérissait…

    Politique ? Oui, c’était l’aspect politique de la pièce qui choquait, comme aujourd’hui dérangent les choix de la Comédie-Française. Il ne faudrait pas se tromper de cible. Peut-être devrait-on se demander ce que dissimule de manière récurrente, les critiques venimeuses contre la Culture quand on demande d’en quantifier les résultats ? Vengeances ou grandes manœuvres ?

     Depuis la nomination de Muriel Mayette, la Comédie-Française s’ouvre plus largement aux auteurs contemporains et au monde (mondialité mais pas mondialisation). Elle bouillonne d’inventions. Entre les trois salles, Richelieu, le Vieux-Colombier, le Studio, entre le répertoire et les découvertes, les hommages aux comédiens, les portraits, cartes blanches, lectures, débats, cours magistraux, jamais la Maison n’a autant créé, n’a autant bourdonné, méritant à juste titre les abeilles de son blason.

     À l’heure de la marchandisation, de la starisation, on voudrait sans doute que la Maison de Molière s’ouvre au second marché ? Que des actions de la société de comédiens soient cotées en bourse ? Mais l’essentiel de l’art dramatique n’est-il pas de donner aux hommes le goût de vivre ensemble, de se parler et de retisser l’étoffe de leurs rêves ?

     Tout n’est pas réussi ? Et alors ? Vous savez bien que seul, Dieu est parfait. Et encore, si on consulte les hommes, aucun n’est satisfait.

* Les œuvres d’Hanokh Levin sont publiées aux éditions Théâtrales 

     Douce vengeances et autres sketches d’Hanokh Levin

    Au Studio-théâtre de la Comédie-Française à 18 h 30

     01 44 58 98 58