Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

28/03/2017

La machine à désespérer les hommes

 

 

 

théâtre,théâtre de la ville,demarcy-mota,camus1948 : le bel élan fraternel de la Libération s ‘est fracassé devant la sordide réalité de l’après guerre. Le monde se fracture. L’Europe se divise entre Est et Ouest. Le blocus de Berlin cristallise les peurs d’un nouveau conflit. Déjà, la guerre israélo-palestinienne a éclaté, et la guerre civile chinoise aussi. Les insurrections en Inde menacent la couronne d’Angleterre, mais en France, « l’émancipation des peuples » colonisés a été jugulée. Les émeutes en Algérie, et en Afrique ont été réprimées, le bombardement d’Haïphong a mis fin aux négociations avec Ho Chi Minh. Tout va bien, malgré la dévaluation du franc 44, 45 % de la monnaie, les grèves qui se succèdent et les gouvernements qui chutent…

C’est dans ce climat-là que Jean-Louis Barrault, voulant faire adapter Journal de l’année de la peste de Defoe sollicita Albert Camus. La peste ? Pour Antonin Artaud : « de même que la peste, le théâtre est fait pour vider collectivement les abcès » et Barrault en espérait un effet salvateur. Pour Camus, elle était l’allégorie du mal.

Et ce « mal qui répand la terreur »[1], il allait lui donner un corps, en faire un personnage dans État de siège, comme dans un auto sacramental espagnol. S’inspirant des structures du Théâtre antique, il constitue un chœur pour faire face aux puissants, et de Shakespeare il se souvient des lieux multiples ouverts sur la cité, et du bouffon philosophe. La pièce déplut. Elle était trop lucide et politiquement pessimiste.

théâtre,théâtre de la ville,demarcy-mota,camusAujourd’hui Emmanuel Demarcy-Mota s’empare de cette pièce pour nous alerter. Les attentats ont engendré la peur, d’aucuns l’alimentent dangereusement. Ainsi se justifient les inquiétudes de Camus, et son désespoir hante ceux qui croient encore à la justice. État de siège a été éreinté ? Raison de plus pour aller juger par vous-même !

Vous n'aimez pas le théâtre engagé ? Dommage ! État de siège aurait pu vous éclairer sur le monde et vous donner une raison de lutter contre le mensonge et la crédulité. La pièce est rarement jouée et cette mise en scène cloue le coeur, dérouille la mémoire et ouvre les esprits.

Dans une petite ville au bord de la mer, le passage d’une comète annonciatrice de malheurs est décrété non-événement par le gouverneur (Pascal Vuillemot), « roi de l’immobilité » et la foule obéit trop contente de n’avoir à se soucier de rien. L’Alcade (Jauris Casanova) approuve. Le curé (Gérald Maillet) y voit l’arrivée d’une punition divine, et incite le peuple à se confesser. Le Juge (Alain Libolt) adhère à ces préceptes. Pour protester contre l’obéissance aveugle, il y aurait bien Nada (Philippe Demarle), l’anarchiste qui prévient de « la calamité proche », et Diego (Matthieu Dessertine) qui veut « être heureux » avec Victoria (Hannah Levin Seiderman). Mais qui les écoute ?

La scénographie dYves Collet construit un espace quasi élisabéthain à trois niveaux. Deux galeries cernent  le proscenium très pentu, tapissé de plastique noir. La Peste (Serge Maggiani), flanqué de son acolyte, la Secrétaire (Valérie Dashwood), peut faire son entrée. « L’état de siège est proclamé ». Le gouverneur fuit, les autres retournent leur veste, et jusqu’à Nada qui trahit ! Alors, l’arbitraire va triompher. « Tous suspects, c’est le bon commencement ». Bureaucratie, interdictions, mises à mort, tout est « organisé ».théâtre,théâtre de la ville,demarcy-mota,camus

Aux comédiens rompus aux mises en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota Serge Maggiani, Hugues Quester, Alain Libolt, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sandra Faure, Sarah Karbasnikoff, Gérald Maillet, Walter N’Guyen, Pascal Vuillemot, viennent s’ajouter Matthieu Dessertine et Hannah Levin Seiderman, pour former une troupe homogène, mouvante, brillante, vertigineuse.

Surveillés par des écrans vidéos, piégés par des trappes, traqués, promis à la torture, à la mort, décervelés par des règlements abscons, les malheureux habitants de la ville doivent se soumettre. Et les spectateurs en tremblent aussi.

Du « terreur et pitié » requis pour la tragédie, il ne reste que la terreur. Nous en sommes si proches. Camus n’écrivait-il pas : « La société politique contemporaine (reste) une machine à désespérer les hommes »[2] ? Et les remous que nous vivons actuellement ne sont-ils pas annonciateurs d’une certaine peste ?

La pièce est pessimiste. Mais Camus nous donne un conseil : « ne pas avoir peur ». Ainsi, nous serons libres.

 

 Photos © Jean-Louis Fernandez

 

 

 

 

État de siège d’Albert Camus

Théâtre de la Ville-espace Cardin

Jusqu’au 1er avril

01 42 74 22 77

 

Tournée

Théâtre National de Bretagne

Du 25 avril au 6 mai

 

Ensuite

Tournée nord américaine USA et Ottawa

Lisbonne

Luxembourg

 

 

 

[1] - Les animaux malades de la peste (La Fontaine)

[2] - Réponse de Camus à Gabriel Marcel – in Combat décembre 1948, repris dans les documents de l’édition Folio théâtre.

22/03/2017

À feu et à sang !

 

 

 

littérature,théâtre essaïon,kleist,gibert pontéIl est des hommes qui ne transigent pas avec la notion de justice. Heinrich von Kleist s’intéressa à Hans Kohlhase dès 1805. Il raconta, dans un feuilleton, Michael Kohlhaas l’histoire de ce héros roturier qui, au XVIe siècle fit trembler les nobles de Saxe. On en a, depuis fait des adaptations théâtrales, et cinématographiques. 

Gilbert Ponté, comédien-conteur qui s’est donné Dario Fo pour modèle, fait revivre l’homme révolté.
Seul en scène sous les voûtes de pierres séculaires qui s’accordent au récit, il ressuscite non seulement Kohlhaas, mais aussi le grand seigneur méchant homme qui lui fit injustice, la cour, l’empereur, les conseillers, les avocats, les bons et les faux amis, les gueux qui formèrent une armée vengeresse, la pauvre Lisette son épouse dévouée, Martin Luther, et même les chevaux, objets du préjudice que lui causa le baron von Tronka.

Le nom vous rappelle quelqu’un ? On ne peut s’empêche de penser au Candide de Voltaire, face au baron Thunder der Tronckh, et on sait bien que Kleist eut quelques ennuis avec les princes allemands qui l’accusèrent d’espionnage au service de la France et avec les Français qui en firent un prisonnier de guerre…

Car Kleist aussi était malmené par le destin et persécuté par le pouvoir…

Et quel pouvoir ! Des nobles hypocrites qui font régner l’arbitraire, inconscients que l’injustice les fera sombrer.

Gilbert Ponté porte la parole de Kleist avec rigueur et vigueur. Le texte cogne et résonne. Tout se concentre sur son corps, son visage et ses mains. littérature,théâtre essaïon,kleist,gibert pontéIl est d’abord un homme paisible, et juste, il devient l’humilié, avant de se muer en homme désespéré puis en ange exterminateur. Il est extraordinaire !

Fallait-il mettre la Saxe à feu et à sang pour le vol de deux chevaux moreaux aussi beaux soient-ils ? « Il y a la loi. » répète l’éleveur de chevaux. Elle doit être la même pour tous. Et si les puissants ne la respectent pas, pourquoi l’imposent-ils aux faibles ?

Que faire avec ceux qui font le mal en toute impunité ?  

« Souviens-toi de pardonner » dit la Bible, mais comment pardonner à ceux qui n’ont même pas conscience d’avoir commis une faute ?

Et êtes-vous sûrs de répondre aujourd’hui aux interrogations que soulève Michael Kohlhaas ?

 

 

Photo © La Birba compagnie 

 

 

 

Michael Kohlhaas, l’homme révolté, d’après Heinrich von Kleist

Adaptation de Marco Baliani et Remo Rostagno

Traduction d’Olivier Favier

 jusqu'au 27 juin

Théâtre Essaïon

01 42 78 46 42

Le lundi et le mardi à 19 h 45

13/03/2017

Les crimes de nos pères

 

 

Théâtre, Théâtre 71, Histoire, Politique, AlgériePalestro ! Ce nom faisait frémir de terreur les appelés (et les rappelés) du contingent qui, en 1956, furent envoyés « pacifier l’Algérie. » Le 18 mai 1956, vingt militaires français étaient tués dans une embuscade montée par des maquisards d’Ali Khodja, l’un des jeunes chefs locaux du FLN, sur les hauteurs des gorges de Palestro. Les corps des soldats ont été retrouvés mutilés. Et le gouvernement envoie des renforts. La répression est féroce. Les suspects sont torturés, abattus (on appelle ça la « corvée de bois »), on déplace les populations. On se venge. On accuse le FLN.

Les travaux de recherche de Raphaëlle Branche[1] permettent aujourd’hui de discerner les responsabilités. On peut affirmer que ce sont les villageois qui achevèrent les blessés et mutilèrent les morts.

Le mal venait de loin.

Par décret impérial de Napoléon III en 1869, il est créé « dans la province d'Alger sur le territoire de Ben Hini traversé par la route Impériale n°5 d'Alger à Constantine, à 79 kilomètres d'Alger et à 25 kilomètres du Col des Beni Aïcha, un village de 59 feux qui prendra le nom de Palestro.
Un territoire de 546 ha 31a 10 ca est affecté à ce centre de population conformément aux plans annexés au présent décret. »

Deux ans plus tard, en avril 1871, révoltés par le processus de colonisation qui les expropriait de leurs terres fertiles, 250 tribus kabyles, conduites par Cheikh El Mokrani se révoltaient et brûlaient ce village. La répression fut implacable, on parle de  dix mille « indigènes » tués au combat, comme Mokrani, et pour les survivants, internement, déportations, confiscation des terres.

Ne pensez pas que je remonte au déluge… Il faut bien expliquer comment ces histoires de tueries laissent des traces dans les mémoires des familles qui se les transmettent. Face à elles, de 1954 à 1962, des jeunes gens à qui on a enseigné que la France avait accompli « une mission civilisatrice », et à qui on ordonne à la fois de « pacifier » et de « réprimer sans faiblesse » et qui n'ont aucune expérience de la guerre, aucune notion de la langue qu'on parle sur cette terre.

Mais réprimer qui ? L‘armée des « terroristes » est insaisissable.

Palestro de Bruno Boulzaguet et Aziz Chouaki parle de ces jeunes gens, presque encore des adolescents, joueurs et fraternels, qui devinrent des « outils au service d’une guerre coloniale », des tortionnaires[2] et ne s’en remirent jamais.

Bruno Boulzaguet qui met en scène, les montre, rieurs, inconscients de la tragédie, des gosses obéissants à qui on permet de jouer avec des armes et de boire plus de bières qu’ils devraient (Tom Boyaval, Etienne Bianco, Guillaume Jacquemont). La fortune de Kronenbourg était assurée, et je pense à Cabu, dessinant son adjudant Kronenbourg aux mâchoires carrées, au torse puissant, aux godillots robustes.

Bruno Boulzaguet et Aziz Chouaki parlent des remords enfouis, des âmes « grillées », à travers leurs vies ratées que commentent et ressuscitent leurs enfants (Luc Antoine Diquéro, Cécile Garcia Fogel, Jocelyn Lagarrigue). Théâtre, théâtre 71, Histoire, Politique, AlgérieOn a souvent l'impression d'assister à un éprouvant psychodrame. Cependant, Palestro pose une question fondamentale : « Sommes-nous responsables des crimes de nos pères ? »

On pourrait citer le prophète Jérémie, « Les pères ont mangé des raisins verts, Et les dents des enfants en ont été agacées. » mais sans oublier le verset suivant : « Mais chacun mourra pour sa propre iniquité ; Tout homme qui mangera des raisins verts, Ses dents en seront agacées. »

Il faut dire aussi que les appelés ne partirent pas tous le sourire aux lèvres, qu’il y eut des déserteurs, des citoyens qui votèrent pour réclamer la négociation avec Ferhat Abbas, des femmes qui bloquèrent les trains en partance pour Marseille. Mais des « patriotes », à l’assemblée, votèrent l’envoi du contingent, l’engrenage de la violence, la pérennité de la haine.

Il faudrait s’en souvenir, pour ne pas réitérer les mêmes erreurs, éternellement, et se pardonner, enfin.

 

 

 photo © Alain Richard (photo de répétition)

 

Palestro de Bruno Boulzaguet et Aziz Chouaki

Mise en scène de Bruno Boulzaguet

Théâtre 71 jusqu’au 12 mars

Théâtre de l’Atalante du 24 mars au 1er avril

01 46 06 11 90

Théâtre des Bernardines à Marseille du 21 au 25 novembre

04 91 24 30 40

[1] - La Guerre d'Algérie : Une histoire apaisée ?, Paris, Seuil, 2005,

L'Embuscade de Palestro, Paris, Armand Colin, 2010.

[2] - Claude Juin, Des soldats tortionnaires, guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable, Robert Laffont, 2012.