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16/01/2011

La traversée du mal


Quel bon père de famille (Jean-Jacques Moreau) ! Comme il est attentionné avec sa femme (Judith Magre), combien il s’inquiète de sa fille barricadée dans la cave !  Il a bien le regard un peu torve quand il en parle, mais comment le soupçonner de séquestrer l’adolescente ? Évidemment, quand on apprend qu’elle a dix-sept ans, qu’elle est muette, qu’elle ne sort jamais, mais qu’elle allaite un nouveau-né dont on ne connaît pas le père, on a des doutes…

Mais on n’ose pas y croire…

Alors Le Loup (Pierre Notte) entre, et accuse. Il est outré qu’on ose prétendre que « l’homme est un loup pour l’homme ». Il a des principes et une morale : « Il arrive qu’un loup soit un homme pour les louves », mais, lui ne ferait pas « ça » à ses filles ! Et la mère ferme les yeux pour ne pas voir, se bouche les oreilles et chante pour ne pas entendre ce qui se passe quand le père descend à la cave…

Inspiré par l’affaire Josef Fritzl* Et l’enfant sur le loup est un conte cruel écrit par Pierre Notte pour la scène. Patrice Kerbrat le met en scène comme un théâtre de tréteaux. qui aurait intégré le conteur brechtien. Le loup, vêtu d’un  manteau de fourrure et coiffé d’un haut de forme, tourne autour d’une estrade où est juchée une « roulotte » aux murs fleuris. Il commente, il explique, il juge. Rien n’est montré du crime, mais une lueur aveuglante  surgit d’une trappe que le père ouvre, et on est saisit d’effroi.

La situation bascule quand il nous annonce que sa fille s’est enfuie avec l’enfant. Nous ne la verrons jamais. Le loup raconte que « l’enfant grandit », qu’il « marche longtemps ». Et soudain, il est là, un bel adolescent (Julien Alluguette) qui regarde le loup sans trembler et qui refuse de « se laisser intimider par des contes pour enfant ».

Le loup ne dévore pas l’enfant, il a trop d’humanité en lui. L’enfant, lui ne connaît que la violence et la faim. Dans sa traversée du mal, il n’a pas appris la pitié qui est "une affaire d'éducation". Il se jette sur lui. Le loup est donc  « nettoyé, vidé de sa chair », et tel un Christ en croix accepte le sacrifice. L’enfant ne s’arrêtera pas là dans sa vengeance.

Il n’est ici question ni de rédemption, ni de pardon. Mais de montrer les monstres et de dire au public : « et vous ? ».

Pierre Notte, comme un fauve, jette une prose sauvage, chante aussi, et se meut, tout en nerfs, écorché par une sensibilité ardente qu’il transmet à Julien Alluguette. Judith Magre et Jean-Jacques Moreau, prennent la pesanteur de ceux que le crime englue. Tout transpire l’angoisse et l’épouvante dans un cadre où l’harmonie des couleurs, l’élégance du kimono de la mère, les gestes tendres du Père, la distinction du loup, la jeunesse de l’enfant devraient rassurer.

Le spectateur sort troublé, réfléchira-t-il au monstre qui sommeille en lui ? Ouvrira-t-il les yeux sur les asservissements qu’il protège par son silence ?

 

 

 

 

 

* Elisabeth Fritzl, a été séquestrée par son père, Josef Fritzl, pendant 24 ans à Amstetten en Autriche. Violée depuis l’âge de 11 ans, elle a eu sept enfants. Sa mère « n’a jamais soupçonné son époux » (les journaux).

 

 

Et l’enfant sur le loup de Pierre Notte

Théâtre du Rond-Point,  21 h

01 44 95 98 21

 

 

12/12/2010

La marche de Bouzin

 

 

Il est beaucoup question de « mariage », ces temps-ci à la Comédie-Française : salle du Vieux-Colombier, avec Gogol, et salle Richelieu, avec Feydeau. Deux comédies brillantes que la troupe conduit avec brio.

Le sujet d’Un fil à la patte n’est pas original. Labiche, avec son Chapeau de paille d’Italie (1851) avait déjà montré un fiancé dans une situation très délicate. Mais chez Feydeau, les personnages sont plus complexes. Bois d’Enghien (Hervé Pierre), le noceur ruiné veut se renflouer par un riche mariage, mais il a un sacré « fil à la patte » qu’il ne peut pas dénouer. Il est toujours amoureux de Lucette (Florence Viala), une cocotte, qui ne cherche pas à se caser comme la plupart des demi-mondaines de l’époque. Le ressort de l’intrigue est dans cette contradiction. Ils s’aiment et ils doivent se séparer. Ce pourrait être Bérénice, mais l’enjeu n’est pas un empire, juste la dot d’une oie blanche, Viviane (Georgia Scalliet). La donzelle ne sait pas ce que le mari a « à faire » dans la maternité, elle trouve le divorce « très chic », et préférerait un « mauvais sujet » dont on porrait « citer les maîtresses » à ce monsieur qui n’a « jamais aimé qu’une seule femme, […] sa mère ». Ces paradoxes font sourire sa baronne de mère (Dominique Constanza), et réjouissent le public. Ils vont engendrer les quiproquos et le retournement final de situation.

On ne raconte pas une intrigue de Feydeau. On suit les personnages lancés dans la course folle qu’ils ont provoquée en croyant éviter un ennui. Et on admire les comédiens pétillants de drôlerie dans la peinture d’une société égoïste et prétentieuse. La distribution est éblouissante. Dix-huit rôles, sans compter les figurants, on voyait grand sous la Troisième république !

Florence Viala joue la séductrice tout en finesse chatoyante. Sous des airs naïfs, Giorgia Scalliet, donne à la pucelle, l’amoralité de la gourgandine. Elles ont la même taille de guêpe et le même battement de cils. Autour de la chanteuse adulée, la cour des admirateurs piaffe. Thierry Hancisse, le Général à la fois matamore et crapule, flamboie. Serge Bagdassarian est un Fontanet bouffon. Hervé Pierre compose un Bois d’Enghien fabuleux, véloce, infatigable. Guillaume Galienne est irrésistible, autant en Chenneviette l’écornifleur qui profite sans scrupule des bontés de la chanteuse, qu’en Miss Betting, l’institutrice un peu coincée de Viviane. Il incarne donc tour à tour les deux mondes qui se côtoient, se méprisent, et s’envient. Les nobles, leurs usages et les rites auxquels ils sacrifient, et le demi-monde qui s’est établi sur un argent pas très honnête. Entre eux, les domestiques balancent, frondeurs comme Jean (Jérôme Pouly) ou familiers comme Firmin (Christian Gonon).

Et puis, il y a Bouzin, le minable clerc aux chansonnettes stupides, contre lequel tous vont se liguer. Christian Hecq est inimitable. Il entre, se dandine, agile dans les moindres mouvements, électrique dans les sensations. On a beaucoup vanté le moon walk, il faut aujourd’hui glorifier le Bouzin walk ou, pour rester français, « la marche de Bouzin » au patrimoine du Théâtre. Il glisse, s’élève, suit la pente de l’escalier en remontant, puis ripe et coule vers le bas, élastique, oscillant. Sisyphe burlesque, il devient le héros incompris, le bien aimé du public mais le bouc émissaire des protagonistes. Le pauvre « en appelle à la postérité », ils lui répondent « au poste » ! Et ce n’est pas juste, il nous a tant fait rire !

On voudrait encore citer Claude Mathieu en Marceline ronchonne, Céline Samie en Nini sémillante, et surtout la précision avec laquelle, le metteur en scène, Jérôme Deschamps fidèle aux didascalies de l’auteur, dirige la troupe au millimètre près. Le décor de Laurent Péduzzi réplique sagement les salons puis le palier d’une maison bourgeoise. Les costumes de Vanessa Sannino sont d’une belle élégance, et Bruno Fontaine signe de jolis arrangements musicaux.

Qui a dit que la perfection n’était pas de ce monde ?

 

Un fil à la patte de Georges Feydeau

Comédie –Française, salle Richelieu

Jusqu’au 18 juin 2011

0 825 10 16 80

10/12/2010

Noirs plaisirs

 

 

Le docteur Faust a-t-il réellement existé ? On le dit. Il aurait, à Cracovie ou à Erfurt arrêté le « fléau de Dieu », c’est-à-dire la peste noire. Il s’était alors cru l’égal du Créateur, et, assoiffé de Pouvoir, se serait adonné à la magie pour assouvir de noirs plaisirs. Christopher Marlowe qui ne croyait guère en Dieu s’empara de cette légende allemande pour écrire, à la fin du XVIe siècle, La Tragique histoire du Docteur Faust, le fameux magicien et maître de l’art ténébreux; comme il se vendit au diable pour un temps marqué, quelles furent, pendant ce temps-là, les étranges aventures dont il fut témoin ou qu’il réalisa et pratiqua lui-même, jusqu’à ce qu’enfin il reçut sa récompense bien méritée. Au XXIe siècle, ce personnage reste fascinant et un jeune metteur en scène Victor Gauthier-Martin lui donne un visage étonnant.Faustus3_026N.jpg

Le Dr Faustus (Philippe Demarle) promène une silhouette de rocker (Costumes : Marie La Rocca).

La magie d’aujourd’hui ? Faustus3_052.jpgLa technologie qui inonde notre univers.

Images et sons déferlent, s’incrustent, se déforment, les lumières (Pierre Leblanc) dansent. Juché sur un podium de concert rock, (scénographie : Jean-Baptiste Bellon) manipulant caméras et micros, scalpels et moniteurs, Faust, cynique, glisse vers d’inquiétantes dérives scientifiques.

Les pentagrammes surgissent sur des écrans, les visages se transforment en masques hideux (Vidéo : Julien Delmotte). Au fond, sur le plateau, Gaëtan Besnard dirige la régie vidéo, et Dayan Korolic joue sa musique en direct, à la guitare électrique. Ce sont leurs voix qu’on entendra dans le dialogue entre le bon et le mauvais ange.

Wagner (Thibaud Saâdi) l’assistant, s’enfuit. Alors surgissent les démons que Faust a appelés : Méphistophélès est double, Lilith ou succube (Clémence Barbier) et son alter ego masculin (Frank Semelet). Lucifer (Alban Aumard) est unique, il conduit le concert des péchés. Anne-Schlomit Deonna (L’Avarice, la Gourmandise), Pascale Oudot (La Colère, la Luxure), Thibaud Saâdi (l'Envie, la Paresse).

Les mêmes comédiens interpréteront encore le pape et sa curie, avec passion. Ici, rien n’est sacré, et surtout pas l’Église. Pape et empereur, goupillon et sabre, Marlowe ne respecte rien. Il exhibe leurs bassesses, et Faustus ricane des bons tours qu’il leur joue. N’attendez ici nulle rédemption. Faustus a choisi. Il préfère brûler sa vie terrestre, car il se moque de l’éternité.

Le spectacle est total, impressionnant, fantastique. Il fera date.

Il a été créé au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève. Dans un mouvement perpétuel, parfaitement orchestré, l’équipe mène le spectateur au-delà des clichés convenus que l’opéra et le cinéma (de Murnau) ont fixés dans les mémoires. C’est un Faust étrange mais terriblement contemporain que nous propose Victor Gauthier-Martin ! Ce bouleversement des habitudes fera-t-il réfléchir au sens du mythe ?

 

Docteur Faustus de Christopher Marlowe, traduction de Jean-Louis Backès

Théâtre de la Ville (Abbesses)

Jusqu’au 18 décembre

01 42 74 22 77