10/10/2014
Les trois vies de Camille Claudel
Quand la scène s’éclaire, elle (Clémentine Yelnik) est assise sur un banc, immobile, elle attend, le manteau boutonné, son chapeau sur la tête, et on reconnaît la vieillarde du cliché pris à Montdevergues en 1929.
C’est elle, Camille Claudel, celle que sa mère et son frère ont « mise au tombeau »* en la faisant interner le 10 mars 1913, huit jours après la mort de son père. Elle attendra trente ans qu’on vienne la délivrer. En vain.
Le directeur de l’hôpital, en août 1942, avait prévenu Paul que Camille s’affaiblissait « depuis les restrictions qui touchent durement les psychopathes ». Elle mourra de malnutrition, à l’hospice de Montdevergues, en octobre 1943. Paul, très occupé par la première du Soulier de satin assurait la gloire de la famille.
Elle fut inhumée dans le carré des indigents, accompagnée du seul personnel de l’hôpital, et comme son corps n’avait pas été réclamé par ses proches, ses restes furent transférés dans la fosse commune. En 2008, Reine-Marie Paris, sa petite-nièce, qui a consacré sa vie à retrouver l’œuvre de Camille et à la réhabiliter aux yeux du monde, a inauguré une stèle en souvenir de celle qui fut une artiste majeure et que la société bourgeoise avait anéantie.
Camille Claudel devint l’héroïne d’Une femme d’Anne Delbée qui porta à la scène sa biographie romancée en 1981, puis le film de Bruno Nuytten en 1988, lui donna le lumineux visage d’Isabelle Adjani, mais le récit s’arrêtait en 1913. Brunot Dumont dans son Camille Claudel, (2013) s'immobilisait à l’année 1915. Avec Camille, Camille, Camille, Sophie Jabès nous présente l’artiste à trois époques de sa vie, elle va plus loin, elle frappe plus fort.
Elle présente d’abord, cette vieille femme solitaire, visage fermé, yeux noyés de tristesse qui dialogue avec sa mort, l’accueillant comme une délivrance : « Te voilà enfin ! ». Puis intervient la femme trahie (Nathalie Boutefeu), désespérée parce qu’elle ne peut vivre de son art, parce que l’homme aimé, Rodin, l’a abandonnée et qu’elle a dû renoncer à la maternité. Et enfin la jeune fille (Vanessa Fonte), confiante, passionnée, belle, luttant pour s’imposer comme artiste dans un milieu misogyne et dont la conduite risque de faire scandale dans sa famille.
Marie Montegani, qui signe la mise en scène, ajoute une quatrième figure, projetée sur l’écran, en fond de scène, celle d’une messagère adolescente qui prévient Camille de la trahison des siens (vidéo et lumières de Nicolas Simonin, images de Christophe Cordier).
Les trois Camille se partagent l’espace scénique (scénographie d’Élodie Monet), et leurs monologues alternés joignant les différents moments de cette vie, composent une œuvre poignante d’une grande beauté : « personne pour m’entendre » dit-elle dans sa solitude. L’émotion est profonde devant ces trois figures d’une même femme injustement condamnée.
Sophie Jabès lui rend un hommage impressionnant.
Photo : © D.Ceccato
Camille, Camille, Camille de Sophie Jabès
Théâtre du Lucernaire,
Jusqu’au 22 novembre
Du mardi au samedi à 18 h 30
* J’emprunte ici l’expression à J. –P. Morel - Camille Claudel, une mise au tombeau Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, coll. "Réflexions faites", 2009,
15:55 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, exposition, Histoire, Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, théâtre du lucernaire, camille claudel | Facebook | | Imprimer
05/10/2014
Dynamiter le mariage ?
Alain Kramer (François Berléand) est un homme sérieux, un avocat renommé. Il déclare à sa femme (Isabelle Gélinas), qu’il a « ramené du travail à la maison » et elle ne le croit pas. Pourquoi ? Parce qu’il est nu, et que son associé Nicolas (Sébastien Thiéry) l’est aussi ? Pourtant, elle qui est ostéopathe, ne devrait pas s’étonner d’une banale nudité… « C’est à cause des micros » dit Nicolas. Et les voilà partis sur des explications contournées qu’elle finirait par gober si, par malchance, elle ne découvrait un préservatif usagé sur le tapis de son salon ! Car c’est au domicile conjugal, dans le canapé, qu’ils se sont réveillés, dans le plus simple appareil, vers 20 h, dans la pénombre (Lumières : Alban Sauvé), au moment où elle rentrait.
On connaît cette situation de vaudeville. Vous vous souvenez sans doute de La Dame de chez Maxim’ et de Petypon se réveillant avec la môme Crevette dans son lit, après une nuit de beuverie dont il n’a qu’un très vague souvenir. Ici, ni Kramer, ni son complice Nicolas ne conservent le moindre souvenir de ce qui s’est passé « avant ». Vous vous rappelez sans doute aussi du flagrant délit de La main passe au cours duquel Francine réplique à Chanal son mari : « Qu’est-ce que tu vas encore t ‘imaginer ? ». Dans Deux hommes tout nus, c’est le mari qui demande à sa femme : « Qu’est-ce que tu vas chercher ? »
Sébastien Thiéry, dans Deux hommes tout nus, part de cette situation pour la dynamiter. Les codes volent en éclat. Catherine dit souffrir d’avoir bâti vingt-cinq ans de sa vie sur un mensonge. Son monde s’écroule. Pourtant, elle admet plus facilement l’idée que son mari ait une maîtresse (Marie Parouty) plutôt que d’accepter qu’il soit homosexuel. Et lui, qui consent à crier « Je suis un canard ! » refuse de dire : « Je suis homosexuel ! ». Normal, il n’a pas « de problème avec les canards ». Doit-on en déduire qu’il en a avec les homosexuels ? Sébastien Thiéry, comme Feydeau, sait cultiver la logique dans l’absurde.
La mise en scène de Ladislas Chollat fait pénétrer le spectateur dans l’intimité d’un foyer bourgeois aisé (Décors : Edouard Laug). Un long travelling avant, (Vidéo : Nathalie Cabrol) projeté sur la découverte du fond de scène amène le regard de la rue jusqu’aux fenêtres des immeubles haussmanniens, et franchit les murs, les balcons, les fenêtres. Les êtres vivent sous le regard des voyeurs qui les scrutent et les jugent.
François Berléand sobre, douloureux, affolé maintient le suspens jusqu’au bout. Sébastien Thiéry, seul contre la mauvaise foi, garde ses allures de Buster Keaton. Isabelle Gélinas déconstruit toutes ses certitudes avec mesure, et Marie Parouty, assume un petit rôle difficile avec élégance.
Il n’y a pas de prêche, pas de démonstration, juste des interrogations, des regards, des soupçons, et des rires qui corrodent le bloc de négations que les protagonistes opposent à l’évidence.
La citadelle du mariage bourgeois s’effrite. Mais heureusement aucune manif pour le défendre ne passe par le théâtre de la Madeleine !
Photo : © LOT
Deux hommes tout nus de Sébastien Thiéry
Mise en scène de Ladislas Chollat
Théâtre de la Madeleine
01 42 65 07 09
Du mardi au vendredi à 20h30,
le samedi à 17h30 et 20h30
le dimanche à 15h.
17:50 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, humour, Littérature, Livre, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, s. thiéry, l. chollat, théâtre de la madeleine | Facebook | | Imprimer
04/10/2014
Soumettre l’Autre
Imaginez un monde où certains humains sont destinés à la procréation et aux tâches ménagères « dans la sphère privée » et d’autres sont voués au travail extérieur, qui requiert d’eux, compétences et autorité. Imaginez que des « règles ancestrales », obligent les uns à convoler avec les autres au nom de la morale et avant que l’horloge biologique ne sonne le glas de leur fertilité.
J’entends déjà certains ricaner : « c’est banal ! » Sauf que Denis Lachaud invente, dans Hetero, un univers sans femmes qui distingue « les prétendants et les « promis », et où tout refus d’obéissance à ces lois, toute déviance est punie de mort. Alors la comédie bourgeoise devient tragique. La farce dérape et grince.
Le père (John Arnold) et le « papa » (Christian Caro) ont tout misé sur le Fils (Valentin de Carbonnières) qui est devenu « un homme fort, bien pourvu, fertile, sensible et intelligent ». Il doit « transmettre son nom », s’assurer que « sa descendance est bien le fruit de (sa) semence », sous peine d’être « pendu, brûlé ou lapidé » pour « conduite immorale. » Préoccupé par son avancement, le Fils n’a guère le temps de s'attacher à la recherche d’un « promis ». Mais un marieur, Négos (Bertrand Farge) s’en charge. Contre rétribution, évidemment. C’est un spécialiste !
Que le Promis (Yvon Martin) soit le Directeur de l’entreprise où le Fils travaille importe peu ! Puisque la coutume veut que le Promis, l’Autre (hetero), se consacre exclusivement à son foyer, ce directeur devrait abandonner sa position sociale et rentrer à la maison. S’il refuse de se soumettre, il est perdu.
C’est injuste ? Mais c’est la tradition.
Denis Lachaud a su, par le biais de l'absurdité, peindre un univers monstrueux mais très proche de celui qui règne dans certaines sociétés. "La pièce parle donc autant des hommes que des femmes." dit le metteur en scène. Et, effectivement, le discours emphatique masculin qu'on déverse sur Valentin et son promis, à propos du rôle des sexes dans la société, est le même que celui qu'on nous servit lors du mariage pour tous, du droit de vote pour les femmes, et de la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
« Je suis le même que toi » dit celui qui aime et refuse l’ordre établi. « Nous sommes tous les deux les mêmes » répond l’Autre qui en pleure d’impuissance.
Dans la mise en scène Thomas Condemine, la fable vire au cauchemar.La scénographie et les costumes de Camille Vallat passe de la rigueur des costumes masculins à la folie d’un bestiaire d’épouvante. La régie (Camille Faure) se déchaîne, (lumière : Thierry Fratissier, son : Thomas Sillard), les fenêtres s’ouvrent, des vagues de vomissures pénètrent dans le salon bourgeois, souillent les hommes et l’espace. Tout devient confusion et crime.
John Arnold compose un Père épouvantable, et Christian Caro sous un air bonasse fertilise cette terreur. Les jeunes sont deux marionnettes entre leurs mains, et Bertrand Farge s’est fabriqué une apparence diabolique inspirée par la silhouette de Jacques Higelin.
On n’est pas obligé d’y croire, mais on se félicite d’être né en France au XXe siècle !
Affiche © Stéphane Trapier
Photo © Giovanni Cittadini Cesi
Hetero de Denis Lachaud
Théâtre du Rond-Point
Jusqu’au 19 octobre
01 44 95 98 21
16:22 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, humour, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, théâtre du rond-point, d. lachaud, j. arnold, c. caro, v. de carbonnières, b. farge, y. martin. | Facebook | | Imprimer