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09/10/2017

Vania aujourd'hui

 

 

 

 

Les personnages de Tchekhov ont tant d’humanité qu’ils continuent de vivre en nous en dehors des comédies (ou des drames) de leur auteur. Tchékhov lui-même n’écrivit-il pas L’Eprit de la forêt, une première version de Oncle Vania, où un des personnages voulait sauver les forêts et un autre, qui gérait le domaine pour le Professeur Serébriakov, découvrait qu’il avait inutilement sacrifié sa vie.

Pas étonnant qu’aujourd’hui, où il est question de sauver la planète, le docteur Astrov paraisse si moderne ! Normal que l’oncle Vania, se révolte contre son sort en découvrant que Serebriakov, est un faiseur ! 

Théâtre, théâtre du vieux-colombier, TchekhovJulie Deliquet adapte donc Oncle Vania pour une époque indéterminée, proche des années 80 puisque les costumes sont résolument contemporains, qu’il n’y a pas encore de téléphone portable, mais que le samovar est définitivement remplacé par la machine à café et les discussions littéraires par des exposés sur le cinéma de Dreyer, projection à l’appui. Serebriakov (Hervé Pierre) pigerait-il au Cahiers du Cinéma ? Comme sa retraite est bien mince et qu’il dit devoir écrire un article, on a vite fait de l’imaginer.

Mais cette élucubration mise à part, le texte de Tchekhov nous rattrape vite. Il nous étreint avec force, et nous retrouvons avec émotion ces êtres qui voyageaient en nous quelque part dans notre culture qui s’effiloche. Si leur détresse nous poigne et nous pénètre, c’est que les comédiens du Français sont maîtres dans leur art.

Florence Viala, est, avec charme et délicatesse, Elena, cette belle Hélène qui traîne tous les cœurs après elle, au bord de l’adultère, mais jurant d’aimer son vieux mari. Stéphane Varupenne joue avec gravité, Astrov, ce médecin humaniste et défenseur de la nature, dévoué à ses patients, et que sa passion pour Elena va rendre injuste et cruel. Anna Cervinka est Sonia la mal aimée, qu’elle montre frémissante d’espoir, pudique, souriant pour ne pas s‘abandonner au désespoir. Laurent Stocker interprète un Vania exaspéré par la vanité et l’égoïsme du Professeur, les nerfs à fleur de peau, révolté de découvrir l’inanité de sa vie. Brisé, il nous brise le coeur. Dominique Blanc est Maria, la mère de Vania, subjuguée par le Professeur. Et Hervé Pierre donne à Sérébriakov la candeur d’un d’enfant gâté qui boude parce qu’un jour, on ne cède plus à ses caprices. Noam Morgensztern promène son personnage de Télieguine, pique-assiette sympathique et malheureux que personne ne plaint ni n’écoute.

Tchekhov achève Oncle Vania et Les Trois Soeurs sur des futurs noyés de larmes : « Nous nous reposerons », dit Sonia, « Nous allons vivre » dit Olga. Et pourtant tout les accable.

Et pourtant, ils vivent toujours en nous, tumultueux et tendres.

 

 

Vania d’après Anton Tchekhov

Mise en scène Julie Deliquet

Théâtre du Vieux-Colombier

jusqu’au 12 novembre

01 44 58 15 15

www.comedie-francaise.fr

 

28/04/2014

À cause d'un mouchoir !

  

Quel ordure ce Iago (Nâzim Boudjenah) ! Méchant, envieux, menteur, sensuel et misogyne, il convoite le poste de Cassio (Jérôme Pouly), désire Desdémone (Elsa Lepoivre) l’adorable femme d’Othello (Bakary Sangaré),  le généralissime que  le Doge de Venise (Christian Gonon) Théâtre du Vieux-Colombier, Shakespeareenvoie à Chypre pour combattre les Turcs. Il humilie sa propre femme, Emilia (Céline Samie),  et l’oblige, sous de fallacieux prétexte, à dérober le mouchoir de Desdémone.

Quand Brabantio (Alain Lenglet) avait appris que sa fille adorée, la blonde Desdémone s’était enfuie de la demeure paternelle pour épouser Othello, il avait pensé qu’elle avait été ensorcelée. Car enfin, comment expliquer qu’elle l’ait trompé de façon si abominable » et que « bravant la nature »,  elle ait choisi un noir, repoussant les jeunes patriciens de Venise, dont Roderigo (Laurent Natrella) qui crie partout son désespoir ? Mais devant le Doge (Christian Gonon), Desdémone explique le cheminement de son amour, sa profondeur, sa sincérité. Le doge a besoin d’Othello qu’il nomme Généralissime, il l'envoie défendre Chypre contre les Turcs et le père donne sa fille, mais prévient son gendre : « Elle a trahi son père, elle pourra te trahir. »

 Iago va se charger d’exaucer la prédiction du père. Le mouchoir volé devient preuve du péché. Lequel ? Elle ne sait pas mais Iago l'invente. Il échafaude une sombre machination où Desdémone serait répudiée, Cassio occis et lui, Iago promu à la place de Cassio, voire d’Othello. Mais tout ne se passe pas comme il le souhaite. S’il réussit à rendre  Cassio suspect, si, par ses mensonges empoisonnés, il attise la jalousie d’Othello jusqu’au meurtre, Cassio ne se laisse pas assassiner. Et le méchant sera puni. Mais hélas ! Trop tard pour « la divine Desdémone » ! Trop tard pour Emilia. Reste la pauvre Bianca (Pauline Méreuze) l’amoureuse de Cassio, auquel Lodovico (Christian Gonon) concède tous les pouvoirs. Et tout ça à cause d'un mouchoir !

La tragédie de Shakespeare donne à Bakary Sangaré un rôle où il peut être à la fois puissant et faible. Ô comme avec facilité ce brillant stratège, ce chef à la carrure d’athlète, si tendre avec sa femme, se laisse manipuler par le petit Iago ! Nâzim Boudjenah le rend cauteleux, odieux, cynique. Il suinte la haine de l’étranger, le mépris de l’autre, avec un humour grinçant qui fait gronder la salle. Léonie Simaga, magnifiquement shakespearienne, met en scène ce couple antithétique en le replaçant au centre de la pièce.

 Le décor de Massimo Troncanetti est impressionnant : monumental dans le premier acte où il joue avec la perspective, il s’ouvre ensuite sur le cœur d’une forteresse où les escaliers à la Piranèse cernent l’espace. Les lumières d’Elsa Revol accentuent l’atmosphère nocturne et funeste qui encercle les protagonistes.

Le spectateur suit avec angoisse cette marche impétueuse d’un destin où les hommes se prennent pour des dieux et en meurent.

 

 

 Photo © Brigitte Enguérand

 

 

 

Othello de William Shakespeare, texte français de Norman Chaurette

Théâtre du Vieux-Colombier

Jusqu’au 1er juin

01 44 39 87 00/01

 

 

 

 

 

22/02/2014

L’Argent de la vieille

 

 

Clara Wäscher avait dix-sept ans quand, sous « les ricanements de la population qui se moquait de (sa) grossesse avancée », elle avait quitté Güllen, une petite ville prospère. comédie-française,théâtre du vieux-colombier,friedrich dürrenmatt,christophe lidonElle avait eu une enfance misérable, elle revient milliardaire, quarante-cinq ans plus tard. Elle s’appelle maintenant Mme Zahanassian (Danièle Lebrun), on la traite en bienfaitrice, mais elle n’est revenue que pour réparer l’injustice qu’a commise Alfred Ill (Samuel Labarthe), l’homme qui l’a trahie. Car elle n’a rien oublié, ni ses amours, ni son humiliation. « Depuis que j’ai quitté Güllen, je n’ai pensé qu’à ça. » dit-elle. La ville est ruinée, elle est riche, ils espèrent tous que l’argent de la vieille va les sauver.

Sur le quai de la gare où les express ne s’arrêtent plus, ils sont là, pour lui souhaiter la bienvenue : le Proviseur (Michel Favory), le Commissaire (Christian Blanc), le Maire (Gérard Giroudon), le Peintre (Didier Sandre qui joue aussi le Pasteur) et Alfred Ill qui livre quelques confidences et promet d’aider en souvenir de ses amours de jeunesse. On attend encore la fanfare, la chorale, le médecin (Simon Eine qui joue aussi le Majordome), la femme de Ill (Céline Samie), cette Mathilde que, par intérêt, Ill a préférée à Clara. Il n’est pas encore l’heure et M. le Maire prend des notes pour son discours. Et voilà que - ô surprise ! - le rapide surnommé Le Roland furieux s’arrête, et la « chère » Clara en descend avec sa suite, dont le majordome Boby (Simon Eine qui joue aussi le médecin), les aveugles : Koby et Loby (Yves Gasc), le septième mari Moby (Christian Gonon qui sera aussi le huitième, Hoby, et le neuvième, Voby), Toby et Roby (Fabrice Colson et Xavier Delcourt) anciens gangsters repentis qui portent la chaise de Mme Zahanassian, vieille carcasse rafistolée, jambe de métal et main d’ivoire.

Elle est glaçante, cette veuve joyeuse qui consomme mari sur mari, ironise sur « la joie désintéressée » du Maire et des habitants de Güllen, rectifie avec insolence les discours qui travestissent la vérité, s’installe à l’auberge À l’Apôtre doré, avec des montagnes de valises et un cercueil vide. Elle pose au Pasteur et au Médecin d’étranges questions qui sonnent comme des avertissements. Elle épouvante le Proviseur qui la compare à Clotho, une des Parques des Enfers.

Et il a raison, le Proviseur, car l’enfer est arrivé à Güllen : « C’est moi qui suis devenue l’enfer », dit la diabolique Zahanassian.

« Güllen », le mot allemand signifie « lisier », et ce qu’elle exige des habitants est terriblement nauséabond : « Je suis prête », dit-elle,  « à faire à Güllen un cadeau d’un milliard. Cinq cents millions pour la ville et cinq cents à répartir entre tous les habitants. » Pour cette somme, elle achète la justice : « Un milliard pour Güllen, si quelqu’un tue Alfred Ill. »

Quel crime a-t-il commis, lui qui semblait si amoureux de « sa petite sorcière » ? Quarante-cinq ans auparavant, elle l'avait été assigné en recherche de paternité, et pour se soustraire à ses responsabilités, il avait payé deux faux témoins, si bien que Clara déboutée et condamnée avait dû quitter la  ville. L’enfant est mort. Clara est riche. Elle se venge. Elle s'est déjà vengée, sur le juge qui est à son service sous le nom de Boby, et sur les faux témoins qu'elle a rendus aveugles. Reste Alfred Ill, coupable entre tous. L'amour de Claire n'est pas mort, il est devenu poison.

Le Maire, au nom de ses administrés, refuse dignement : « Nous préférons rester pauvres. » « J’attendrai. » dit-elle. Et, installée sur son balcon, elle observe la ville, qui peu à peu change…

Les habitants s’endettent, même les enfants d’Alfred, Erica (Pauline Méreuze qui interprète également quatre autres personnages) et Karl (Noam Morgensztern qui joue encore cinq autres rôles) ne se privent de rien et le pasteur avoue : « Nous sommes tous faibles. »

Friedrich Dürrenmatt fait d’Alfred Ill un triste sire, pantin comique affolé, et de Clara la figure tragique de la vengeance, une Hécate dont les chiens sont les habitants de Güllen, marionnettes qu’elle manipule. Danièle Lebrun sourit mystérieusement, cynique et séductrice, terrifiante de haine tranquille. Autour d’elle, la troupe de la Comédie-Française joue admirablement une difficile partition réglée avec mesure par Christophe Lidon qui propose une mise en scène limpide. Le décor de Catherine Bluwall se transforme à vue sous les lumières de Marie-Hélène Pichon. Et à mesure que croît la corruption, des taches de couleur argent teintent les costumes de Chouchane Abello Tcherpachian.

Clara Zahanassian possède tout, les terrains, les immeubles, les forges, les usines, elle va maintenant s’acheter les consciences. Acculés au crime, les hommes de Güllen qui avaient « toléré l’injustice » finiront par céder à la terrible vieille.

Vous pensez qu’après quarante-cinq ans, elle aurait pu atténuer sa colère ? Mais posez-vous aussi une autre question : si vous, vous aviez été un(e) ses concitoyens, qu’auriez-vous fait ?

 

 

  Photo : © Cosimo Mirco Magliocca / collection Comédie-Française.

 

La Visite de la vieille dame  de Friedrich Dürrenmatt

Traduction de Laurent Muhleisen

Mise en scène de Christophe Lidon

Théâtre du Vieux-Colombier

Jusqu’au 30 mars 2014

01 44 39 87 00/01