Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

23/05/2008

Yerma ou le deuil de la maternité

                                                                          

¿ Cuando, mi niño, vas a venir ?

     « Yerma », c’est un prénom de femme. Le prénom d’une femme qui voudrait être mère, mais à qui son époux, Juan (Laurent Natrella) refuse la maternité. Yerma (Coraly Zahonero) questionne les autres femmes : la jeune mariée, Maria (Céline Samie), comme la Vieille Païenne (Madeleine Marion) qui a eu quatorze enfants et deux maris. Mais « on ne peut pas parler de ces choses-là ». Comment se « débrouiller » ? Les manigances de Dolores (Catherine Sauval) ne sont d’aucune aide. Juan l’enferme, l’épie et la fait surveiller par ses sœurs. Être mère devient une obsession pour Yerma. Loin d'avoir « la froide majesté de la femme stérile »*, Yerma brûle, et refuse d'être un « astre inutile »*. Sa frustration engendre  une haine hallucinatoire. Mais Juan ne veut pas d'enfant. Une seule chose l'intéresse : posséder sa femme, sa terre, sa maison, ses moutons ! Quand enfin, il le lui avoue et lui ordonne « résigne-toi »,  il signe son arrêt de mort. Yerma, refuse de faire son deuil de la maternité désirée. Après des années d’attente, d’obéissance, de pénitence et de prières, elle s’enferme définitivement dans la stérilité : « le corps sec pour toujours » en tuant son mari. « J’ai tué moi-même mon enfant », dit-elle.

     Yerma est la deuxième tragédie de Garcia Lorca. Il y dit des choses terribles sur l’ignorance des femmes, leur soumission, leurs superstitions. Il reprend le thème de la femme mal mariée qui lui est cher. Mais cette fois, il accuse le système rural, l’éducation, les mâles orgueilleux et cupides, et Dieu même. Dans une Espagne où règne une Église catholique immobile depuis l’Inquisition, il ose faire dire à la Vieille  : « Moi, Dieu  ne m’a jamais plu. Quand allez-vous vous rendre compte qu’il n’existe pas ? » Et la scène du pèlerinage auprès d’un « saint » ermite, providence des femmes stériles, devient une nuit de Walpurgis que le Méphisto de Faust eût aimé provoquer. C’est au Faust de Goethe qu’on pense aussi lors de la scène du lavoir. Les femmes en lavant leur linge y embuent les ragots qui souillent les réputations.

     Federico Garcia Lorca excelle à peindre la vie quotidienne d’un  village espagnol, avec les rapports entre les villageois, et surtout, des femmes entre elles. Éléonore Simon et Raphaèle Bouchard du Jeune Théâtre National se mêlent avec aisance aux splendides comédiennes de la Comédie-Française. Deux femmes forment un groupe, trois femmes forment un chœur. Qu’une de plus survienne et c’est une chorale. Les voix se mêlent, se soutiennent, et comme pour se prêter à leur chant, le poète passe de la prose poétique aux vers scandés, à la musique. Pour Garcia Lorca la poésie est populaire, au sens noble du terme, puisque c’est l’essence même de son peuple. Yerma, au Vieux-Colombier atteint le sublime.

     Vicente Pradal, le metteur en scène donne à Yerma une structure de concerto dont Yerma serait la soliste. Il respecte le vers lorquien en choisissant de le faire chanter en espagnol, par un couple : Paloma Pradal, (qui danse aussi) est le double de Yerma, et Rafael Pradal est coryphée du drame. Un pianiste (Rafael Pradal) les accompagne. Le rôle de Victor, le berger, est tenu par Shahrockh Moshkin Ghalam qui dansera aussi le rôle du Mâle dans la nuit  fantastique, effet d’une « gran belleza », comme le recommandait l’auteur. Tout, dans la scénographie de  Dominique Schmitt, les costumes de Renato Bianchi, les costumes d’Emmanuel Ferreira dos Reis, appartient au monde de Lorca.

     Vincente Pradal,  pas de doute, il a le duende.

 

* (Baudelaire)

Yerma  de Federico Garcia Lorca

 

Texte français de Denise Laroutis

 L’Arche éditeur

Théâtre du Vieux-Colombier

Jusqu’au 29 juin 2008

03/04/2008

À la bonne franquette

     On savait qu’en France tout finissait par des chansons. Le bon peuple, quand il n’est pas populace, met en couplets et en musique les petits et grands événements de notre Histoire et quelquefois, au péril de la censure, se paye la tête des héros glorieux comme des sinistres crétins.

     Le rire est quelquefois plus  efficace qu’un cocktail Molotov pour résister. Nos ancêtres dégoupillèrent souvent le premier, et des bateleurs du Pont-Neuf aux chansonniers actuels, ils déboulonnèrent les Badinguet et les faux-culs de tous poils (si j’ose m’exprimer comme eux).

     Claude Duneton, historien de la langue et des mœurs, est aussi celui des refrains populaires, et il en présente un recueil caustique dans La chanson qui mord, un spectacle sans autre prétention que de distraire et d’instruire. Il nous reçoit comme des amis, à la bonne franquette, sans piano et sans trompette. Il raconte, Catherine Merle, violoniste et soprano renchérit,.Il chante, elle reprend d’une voix plus haute, plus ample, et les spectateurs sont sollicités au refrain. C’est un « spectacle participatif présent », une leçon de parodie autant que d’Histoire.

     Desaugiers, Béranger et Fursy, chansonniers du XIXe siècle en sont les dieux. Claude Duneton en est le  prophète, et nous, qui sommes tous des "ricaneurs tendance libertaire", nous sentons prêts à en devenir les disciples.

La chanson qui mord jusqu’au 20 avril à 18 h 30 Théâtre du Rond-Point 095 98 21

01/04/2008

Sauvageusement interprétée

     Coupable Phèdre ? On sait bien que « Vénus persécute la race du Soleil » dont elle est issue, que le volage Thésée accompagné de Pirithoüs, son giton, est parti « enlever la femme du roi des Enfers ». Alors, elle rêve de « noces interdites », avec Hippolyte, le fils que son époux eut d'« Antiope l'étrangère », une Amazone qu'il a ensuite assassinée.

     « Réprime tes désirs », lui conseille la Nourrice (Gretel Delattre) qui n’hésite pas à blasphémer contre l’Amour : « l’Amour, un Dieu ? Voilà bien un conte que les débauchés ont inventé pour couvrir leurs exploits ». Elle refuse pourtant d’être complice d’un suicide et préfère que Phèdre se « moque de l’opinion des gens qui acclament les bandits et lapident les saints ». Quand un époux pratique crime, « sodomie et adultère », « à quoi bon la morale ? » dit-elle.

     Le chœur (Alexandra Castellon) en écho, accuse le « grand ordonnateur du ciel ». Sénèque ne craint ni les dieux, ni les hommes, puisqu’il admoneste aussi les rois omnipotents et les républiques où « les peuples s’amusent à élire des va-nu-pieds ».

    Phèdre souffre et se cache dans le palais, Marie Desgranges est une Phèdre fragile et ardente. Rejetant les robes dapparat (costumes de Nathalie Saulnier), elle mue en superbe amazone bottée, puis pénitente  aux pieds nus, elle accomplit le rite expiatoire avec une douceur qui transcende sa passion.

     Dans la mise en scène de Julie Recoing, la scénographie de Pascal Crosnier reconstitue un « labyrinthe ». Une large allée centrale se divise sur le fond en corridors sombres qui plongent dans les pourtours de la salle. Musique et son de Julien Ruiz accentuent la profondeur des lieux.

     Des vases doffrandes bordent lespace. Le fronton du palais sorne de la photo dune famille au sourire de commande (Photo-vidéo : Othello Vilgard). Le père, assis, lair avantageux et satisfait, la main ornée dune bague précieuse pose au sein dune famille recomposée. À lheure des crimes reconnus, ces visages exprimeront lhorreur. Phèdre, sur la première image, est debout, Hippolyte aussi. Il est encore cet « Apollon sauvage », qui vit « comme un sauvage ». Tout à lheure il sera « sauvageusement déchiqueté » par un monstre aux « yeux de taureau sauvage ».

     Car tout est « sauvage » dans lunivers de Sénèque. « Sauvages » sont les désirs qui assaillent Phèdre, comme « sauvage » était le « chef du troupeau » avec lequel Pasiphaé, sa mère accomplit « lamour immonde ». Antiope, cette « femme sauvage », fut « assassinée sauvagement » par Thésée, « le fléau ! ».

     Comment traduire la filiation entre le père et le fils ? Julie Recoing fait jouer les deux rôles par le même jeune comédien : Thomas Blanchard. Dabord, il incarne un Hippolyte inhibé, sourd à tous les conseils, et réapparaît (sur une musique de Barry White), en Thésée extraverti, jouisseur dans un premier temps, puis anéanti par le malheur. Thomas Blanchard dessine magistralement l’évolution du personnage.

     Comment traduire scéniquement le récit du messager (Anthony Paliotti) qui annonce à Thésée que le bel Hippolyte a « le visage réduit en bouillie » ? Et comment montrer lhorreur de ce l« corps en lambeaux » dont on cherche en vain à reconstituer « le cadavre absent » ? « Voici donc ce que jai fait de toi ! » dit Phèdre, et le magma sanglant s’étale lorsquelle ouvre le plastique. Lassistance en frémit, et cest ce choc que Sénèque cherchait. Quon nobjecte pas la sainte bienséance ! Nous ne sommes pas « classiques » ici, avec des cadavres en coulisses et un Théramène interminable. Encore moins « romantiques » avec de beaux cadavres qui ne saignent pas. Au Ier siècle, à Rome, on ne se contente pas de mots. On montre les cadavres sanguinolents. Le poète latin ne connaissait que furor et dolor, le spectateur romain jouissait aux jeux du cirque, et voici aujourd'hui, Phèdre sauvageusement interprétée.

Phèdre de Sénèque

Traduction de Florence Dupont

Théâtre des Amandiers-Nanterre

Jusqu'au 17 avril

01 46 14 70 00