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11/06/2014

Pour Jacques Herlin

 

Théâtre, télévision, cinéma, Jacques HerlinIl avait presque 87 ans, et la saison dernière, il jouait encore dans Des souris et des hommes de Steinbeck au Théâtre 14. Il venait de tourner pour France 2 dans La Rue des ravissantes, d'après une nouvelle de Boris Vian. Nous le verrons donc encore à la rentrée.

Mais, Le comédien Jacques Herlin (né au Vésinet le 17 août 1927)est décédé le samedi 7 juin.

Acteur de théâtre, de cinéma et de télévision, il a joué pour le théâtre, avec de grands noms (Pierre Fresnay, Laurent Terzieff, Pierre Brasseur, Jacques Mauclair, Jean-Louis Barrault, Hermantin...), des textes de grands auteurs (Molière, Montherlant, Shakespeare, Tchekhov, Ionesco, Goethe, Romains, Wilde, Steinbeck...).

Au cinéma il a tourné avec   René Clément, Edouard Molinaro, Jean-Jacques Beineix, Philippe Labro, Claude Miller, Philippe de Broca, James Ivory, Didier Bourdon, Albert Dupontel, Luc Besson, Jean Veber, Pierre Boutron, Ridley Scott, Graham Guit ...

Pendant une vingtaine d’années, installé en Italie, il a travaillé sous la direction de Federico Fellini, Lucchino Visconti, Franco Rossi, Dino Risi, Luigi Comencini...

Pour la télévision, il a tourné avec Peter Kassovitz, Laurent Heynemann, Serge Moatti, Josée Dayan, Claude Grinberg, Didier Lepecheur...

Jacques Herlin a joué en particulier dans Beckett ou l’honneur de Dieude Jean Anouilh, au Théâtre de Paris avec B. Giraudeau. Il était à l’affiche de Léonce et Lenade Büchner à l’Odéon, mise en scène André Engel, Le Jugement Dernierà l’Odéon, mise en scène André Engel, Objet Perdu mise en scène Didier Bezace, et Rutabaga Swingmise en scène Philippe Ogouz, au Théâtre 13.

Depuis 2002, Jacques Herlin était Candy (en alternance) dans Des souris et des hommes de Steinbeck, mise en scène par  Jean-Philippe Evariste et Philippe Ivancic (Théâtre 13, Théâtre 14, tournées).

En 2010, il a interprété le rôle de frère Amédée sous la direction de Xavier Beauvois dans Des Hommes et des Dieux, grand prix du jury au Festival de Cannes 2010. En 2012, dans Les Adieux à la Reinede Benoît  Jacquot, il incarnait le Marquis de Vaucouleurs.

Pour lui, tous les personnages étaient importants, et il n'y avait pas de "petits rôles". 

 

08/06/2014

Lucrèce Borgia travestie.

 Ils sortaient de la représentation de Lucrèce. Et ils discutaient ferme. J'en restitue ici le dialogue...

 

 - Quelles merveilles ces décors nocturnes ! La scénographie d’Éric Ruf plante trois décors splendides ! Tout à fait hugoliens. Et les costumes de Christian Lacroix sont superbes.

- J’en conviens. Mais Je comprends mal que le rôle-titre de Lucrèce Borgia ait été confié à Guillaume Galienne. Il était exceptionnel dans Oblomov,  dans Saint François le divin jongleur.

- Vous l’aviez adoré en travesti dans Feydeau et dans Les Garçons et Guillaume à table !  Denis Podalydès pour sa mise en scène, voit, dans ce travestissement « moins une femme jouée par un homme qu’une femme enfermée dans une apparence qui n’est pas la sienne, qui la contredit, la défigure ». Vous savez que Hugo lui fait dire qu’elle  « n’était pas née pour faire le mal », que c’est l’Italie qui est « fatale et criminelle », qu’elle est entourée de « parents sans pitié », et qu’elle voudrait « racheter son passé ». Cette femme est l’incarnation de l’ambivalence.

- Oui, mais pas de l’ambiguïté. Quand Gennaro lui dit « Vous êtes ma tante ! », la salle ricane. Et elle se retient de rire quand, à l’acte II, Lucrèce joue « le grand jeu » de la scène d’amour à son mari, parce que la situation comique devient équivoque. Lucrèce travestie, c'est, j'en ai peur, Lucrèce trahie.

- Mais sous savez bien que les rôles de femmes, du temps de Shakespeare étaient tenus par des hommes. Et au Japon…

- Nous ne sommes ni chez Shakespeare, ni dans le théâtre Nô. Les grands rôles dramatiques féminins romantiques furent écrits pour des comédiennes, monstres sacré(e)s du XIXe siècle, qui s’appelaient Mlle Georges, Mlle Mars, Marie Dorval, Rachel. Pour Lucrèce il faut une « prima donna ».

- Pour contrebalancer, le metteur en scène confie le rôle de Gennaro à Suliane Brahim qui est très émouvante et on comprend que sa mère ait envie de la… le protéger.

- J'admets. Cependant, a-t-elle la carrure de ce « capitaine aventurier », qui a sauvé Hercule d’Este, et est « au service de la république de Venise » ?

- Vous oubliez Aymerillot qui délivre Narbonne et que Hugo décrit ainsi :

         « Une espèce d’enfant au teint rose, aux mains blanches, 


         Que d’abord les soudards dont l’estoc bat les hanches


         Prirent pour une fille habillée en garçon, 


         Doux, frêle, confiant, serein, sans écusson


         Et sans panache, ayant, sous ses habits de serge, 


         L’air grave d’un gendarme et l’air froid d’une vierge. »[1]

         - Mais Charlemagne n’est pas le Doge de Venise. Et Suliam Brahim « déguisée en garçon », semble bien trop fragile pour être « capitaine » de guerre. Peut-être que la vision d’Othello, mercenaire de Venise m’influence et que, dans mon souvenir, s'est gravée l'interprétation admirable d'Éric Ruf qui jouait Gennaro en 1994, et qui est maintenant le Duc de Ferrare. Pour mémoire, Albert Lambert fils, en 1902, jouait le jeune premier des Burgraves, et en 1927, il devint Job, le vieillard. Ce  passage d’un rôle à l’autre, du jeune homme à l’homme mûr, témoigne parfaitement de la continuité, la cohésion, l’harmonie de la troupe.

     -  - Vous l’aimez bien cette troupe.

 

 

        - Et qui ne l’aimerait pas ? Elle est extraordinaire ! N’avez-vous pas apprécié le bel ensemble que forment Jeppo (Éric Génovèse), Maffio (Stéphane Verupenne), Astolfo (Eliot Jenicot), Oloferno (Benjamin Lavernhe), Apostolo (Sébastien Pouderoux), ces beaux jeunes gens fêtards promis à la mort ? Combien Gilles David, le sicaire Rustighello est cauteleux et inquiétant ? Ne trouvez-vous pas que Christian Hecq compose un diabolique Gubetta, cristallisant haine, humour noir, grotesque et sublime ? Et ne trouvez-vous pas que Georgia Scalliet avec sa robe rouge et ses longs cheveux bouclés aurait fait une magnifique Lucrèce ?

         - Maintenant que vous me le dites… Toutefois, il me semble que Hugo n’aurait pas dû retarder autant l’aveu final :  « Je suis ta mère ».  Le procédé paraît invraisemblable.

         - Vous vous souvenez du Jeu de l’amour et du hasard.

         - Évidemment. Mais je ne vois pas le rapport.

         - Combien de temps attendez-vous pour que Dorante avoue : « C’est moi qui suis Dorante » ?

         - Deux actes.

         - Et Silvia, quand se dévoile-t-elle ?

         - Au troisième et dernier acte. Et à la dernière scène.

         - De plus, connaissez-vous, au XIXe siècle, beaucoup de pièces sur l’inceste ?

         - Il y a bien Dommage qu'elle soit une putain de John Ford, mais c'est au XVIIe… Aucune au XIXe.

         - Et sur l’aveu de l’inceste ? Surtout à l'enfant qui en est le fruit ?

         - Aucune. Peut-être au cinéma…

         - Au cinéma ! Alors, Hugo serait donc moderne. Tenez, j’en veux pour preuve cette réplique de Gennaro qui se confie à Lucrèce au premier acte, scène 5 :« Cela est étrange de se livrer ainsi au premier venu ».  N’y aurait-il pas une parenté avec cette pauvre Blanche Du Bois, qui dit : « s’en remettre à la gentillesse des inconnus » dans Un tramway nommé Désir ?

 

Lucrèce Borgia de Victor Hugo

Comédie-Française, salle Richelieu

Jusqu’au 20 juillet.

0825010 1680

 

www.comedie-francaise.fr

 

 

 

 

        

        

 



[1] -  Victor HugoLa Légende des siècles,  « Aymerillot ».

 

Lucrèce Borgia monstre ou victime ?

 

 

 

Lucrèce Borgia, Victor HugoElle n’était « pas née pour faire le mal. », mais la jeune Lucrèce, fille de Rodrigo Borgia, devenu le pape Alexandre VI, servit « d’otage politique » entre la papauté et les ducs et princes italiens. Elle fut mariée à un Sforza, en 1493, à l’âge de treize ans, puis, le pape, renversant ses alliances, fit annuler l’union quatre ans plus tard. On la remaria l'année suivante à Alphonse d’Aragon que César Borgia fit assassiner en 1500, et elle fut contrainte d’épouser en troisièmes noces Alphonse d’Este, duc de Ferrare. Elle mourut à trente-neuf ans après son huitième accouchement.

On dit que c’est Sforza, son premier mari, qui l’accusa de rapports incestueux avec son père et ses frères pour se venger de l’humiliation d’avoir dû déclarer devant témoins qu'il n’avait pu consommer le mariage. Les Mémoires de Thomas Tomasi, servirent de source aux récits des crimes de la maison Borgia.  Mais des historiens sérieux, depuis, ont rendu à César (Borgia) la paternité des crimes qui avaient été imputés à sa soeur. 

Cependant le mythe de Lucrèce Borgia était né, et celle qui fut protectrice du « divin Arioste », passait au XIXe siècle pour une criminelle incestueuse. Un monstre. Une figure idéale pour les romantiques. Dumas avait fait de la Reine Margot l’héroïne de La Tour de Nesle, Hugo, après avoir créé, Triboulet « la paternité sanctifiant la difformité  physique » dans Le roi s’amuse (1832)[2] voulut  « la maternité purifiant la difformité morale », dans Lucrèce Borgia (1833).

Mais les chercheurs[3] ont trouvé, dès les brouillons de Cromwell (1827), un fragment précédé du fameux « B-orgia », jeu de mots, qui devient décapitation symbolique sur le blason de cette famille, une action criminelle, au début de l’acte II de Lucrèce Borgia. Sur un autre feuillet, existe tout un canevas dramatique sur le thème de la monstruosité. Dans les feuillets manuscrits de Marion Delorme (1829), ils découvrent « une série de formules » qui renvoient aux Borgia. Puis, inséré dans le manuscrit de Lucrèce Borgia, un canevas de la pièce semble avoir été écrit vers 1830-1831.

Le XVIe siècle inspire Hugo[4]Il s’est documenté sur la France pour Le roi s’amuse, il poursuit sur l’Italie, passe de Brantôme à Sismondi, de Guichardin à Alexandre Gordon, de Marchangy à Moreri… On ne s’étonnera donc pas que Hugo, imprégné de ces chroniques, ait pu écrire Lucrèce en moins de trois semaines. Mais le sujet sent le soufre, il hésite à propos du dénouement et le modifie cinq fois.

Lucrèce Borgia, Victor Hugo, Théâtre

La première a lieu le 2 février 1833 à la Porte Saint-Martin. Mlle George joue Lucrèce, Frédérick Lemaître, Gennaro, et Juliette Drouet, qui n’a pas dix répliques, accepte le rôle de la Princesse Negroni, en disant  : « il n’y a pas de petits rôles dans une pièce de Victor Hugo. »

 Ce fut un triomphe. Adèle raconte que Victor « fut attendu à la sortie du théâtre par une foule compacte » qui « l’escorta jusque sous les arcades de la Place Royale. » C’était en février 1833.

Et Donizetti en fit un opéra qu’il donna à la Scala de Milan en décembre de la même année.

On se souvient qu’Antoine Vitez, en 1985, avait fait, de Nada Strancar une Lucrèce inoubliable. En 1994, Jean-Luc Boutté à la Comédie-Française confiait le rôle-titre à Christine Fersen, qui fut bouleversante.

Aujourd’hui, c’est Denis Podalydès qui met en scène Lucrèce Borgia.

 

 

(Lucrèce Borgia : peinture du Pinturicchio

Lucrèce et Gennaro endormi, Lucrèce Borgia, acte I, gravure de Louis Boulanger, édit. Massin)

 

  (à suivre)

 

Lucrèce Borgia de Victor Hugo

Comédie-Française, salle Richelieu

Jusqu’au 20 juillet.

0825010 1680

www.comedie-francaise.fr

 

 


[1] Geneviève Chastenet - Lucrèce et les Borgia, JC Lattès, 2011.

Claude Mossé - Les Nouvelles Impostures de l'Histoire, le Rocher, 2005

[2] - Pièce interdite  dès la seconde représentation car « les mœurs étaient outragées » (décret du ministre).

[3]- Anne Ubersfeld (Voir Œuvres complètes, éd. Massin, et Le Roi et le Bouffon)  et Guy Rosa (O. C., op. cit.)

[4]  - Il y aura encore Marie Tudor (novembre 1833) pour l’Angleterre