29/05/2008
Au pays des monstres domptés
Voilà plus de vingt ans que des vagues de soie, de toile ou de peluche glissent, flux et reflux, sur les scènes du monde entier, que des personnages, doublés de marionnettes s’y débattent, et que des marées de plaisir submergent le public aux spectacles de Philippe Genty et Mary Underwood. Avec Boliloc au Théâtre du Rond-Point s’achève une tournée commencée à Nevers en novembre 2007.
On sait combien il est difficile d’apprivoiser ses monstres intérieurs. Alice (Alice Osborne) la ventriloque, ne maîtrise plus les siens. Doc, à la tête de beau ténébreux, lui soutient qu’il n’est « pas une marionnette », et il ose même affirmer : « je suis toi ». Quant à l’avorton pétomane qui lui sert de double et de rival, il est si turbulent qu’il risque d’éliminer son rival. Mais ces deux êtres furieux sont en réalité des affamés de tendresse, ils sont prêts à risquer leur vie pour aller chercher la clé des « souvenirs interdits » au plus profond des méandres de la mémoire d’Alice. Là où rôde un motocycliste, vêtu comme l’homme invisible. Là où la hante une maison en flammes.
Ces marionnettes deviennent de vrais personnages. Scott Koehler en amoureux transi et Christian Hecq en troublion rageur s’engagent dans des métamorphoses successives. Au bout du voyage, le pays des monstres domptés leur ouvre le coeur de la belle.
Secoués de décharges électriques, bousculés par des vagues impétueuses, des contractions tectoniques, des déferlements de lames de plastique, ils sautent, rampent, vibrent, roulent, s’envolent, danseurs d'un sabbat affolant. Le pantin grimaçant et flatulent devient clown céleste, acrobate de l’espace, flottant dans une galaxie fabuleuse. Osons le mot « génie » !
La musique des espaces infinis guide le spectateur dans ces tourbillons où tout est beauté, mouvement et illusion. On ne verra plus jamais les poupées des ventriloques de la même façon.
Boliloc de Philippe Genty
Théâtre du Rond-Point-salle Renaud-Barrault
Jusqu’au 29 juin
01 44 95 98 21
photos : Brigittte Enguerand
23/05/2008
Yerma ou le deuil de la maternité
¿ Cuando, mi niño, vas a venir ?
« Yerma », c’est un prénom de femme. Le prénom d’une femme qui voudrait être mère, mais à qui son époux, Juan (Laurent Natrella) refuse la maternité. Yerma (Coraly Zahonero) questionne les autres femmes : la jeune mariée, Maria (Céline Samie), comme la Vieille Païenne (Madeleine Marion) qui a eu quatorze enfants et deux maris. Mais « on ne peut pas parler de ces choses-là ». Comment se « débrouiller » ? Les manigances de Dolores (Catherine Sauval) ne sont d’aucune aide. Juan l’enferme, l’épie et la fait surveiller par ses sœurs. Être mère devient une obsession pour Yerma. Loin d'avoir « la froide majesté de la femme stérile »*, Yerma brûle, et refuse d'être un « astre inutile »*. Sa frustration engendre une haine hallucinatoire. Mais Juan ne veut pas d'enfant. Une seule chose l'intéresse : posséder sa femme, sa terre, sa maison, ses moutons ! Quand enfin, il le lui avoue et lui ordonne « résigne-toi », il signe son arrêt de mort. Yerma, refuse de faire son deuil de la maternité désirée. Après des années d’attente, d’obéissance, de pénitence et de prières, elle s’enferme définitivement dans la stérilité : « le corps sec pour toujours » en tuant son mari. « J’ai tué moi-même mon enfant », dit-elle.
Yerma est la deuxième tragédie de Garcia Lorca. Il y dit des choses terribles sur l’ignorance des femmes, leur soumission, leurs superstitions. Il reprend le thème de la femme mal mariée qui lui est cher. Mais cette fois, il accuse le système rural, l’éducation, les mâles orgueilleux et cupides, et Dieu même. Dans une Espagne où règne une Église catholique immobile depuis l’Inquisition, il ose faire dire à la Vieille : « Moi, Dieu ne m’a jamais plu. Quand allez-vous vous rendre compte qu’il n’existe pas ? » Et la scène du pèlerinage auprès d’un « saint » ermite, providence des femmes stériles, devient une nuit de Walpurgis que le Méphisto de Faust eût aimé provoquer. C’est au Faust de Goethe qu’on pense aussi lors de la scène du lavoir. Les femmes en lavant leur linge y embuent les ragots qui souillent les réputations.
Federico Garcia Lorca excelle à peindre la vie quotidienne d’un village espagnol, avec les rapports entre les villageois, et surtout, des femmes entre elles. Éléonore Simon et Raphaèle Bouchard du Jeune Théâtre National se mêlent avec aisance aux splendides comédiennes de la Comédie-Française. Deux femmes forment un groupe, trois femmes forment un chœur. Qu’une de plus survienne et c’est une chorale. Les voix se mêlent, se soutiennent, et comme pour se prêter à leur chant, le poète passe de la prose poétique aux vers scandés, à la musique. Pour Garcia Lorca la poésie est populaire, au sens noble du terme, puisque c’est l’essence même de son peuple. Yerma, au Vieux-Colombier atteint le sublime.
Vicente Pradal, le metteur en scène donne à Yerma une structure de concerto dont Yerma serait la soliste. Il respecte le vers lorquien en choisissant de le faire chanter en espagnol, par un couple : Paloma Pradal, (qui danse aussi) est le double de Yerma, et Rafael Pradal est coryphée du drame. Un pianiste (Rafael Pradal) les accompagne. Le rôle de Victor, le berger, est tenu par Shahrockh Moshkin Ghalam qui dansera aussi le rôle du Mâle dans la nuit fantastique, effet d’une « gran belleza », comme le recommandait l’auteur. Tout, dans la scénographie de Dominique Schmitt, les costumes de Renato Bianchi, les costumes d’Emmanuel Ferreira dos Reis, appartient au monde de Lorca.
Vincente Pradal, pas de doute, il a le duende.
* (Baudelaire)
Yerma de Federico Garcia Lorca
Texte français de Denise Laroutis
L’Arche éditeur
Théâtre du Vieux-Colombier
Jusqu’au 29 juin 2008
17:40 Écrit par Dadumas dans Littérature, Poésie, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Théâtre, littérature, poésie | Facebook | | Imprimer
20/05/2008
Étrange voix du sang
Le roi Térée enlève Philomèle sa jeune belle-sœur, la viole, la séquestre, en la faisant passer pour morte. Procné, son épouse, se venge en assassinant Itys, leur propre enfant qu’elle offre en repas à Térée. Horrifié, Térée veut se venger, mais les dieux transforment Procné en hirondelle, Philomèle en rossignol, tandis que des serres d’épervier* poussent à Térée. Beaucoup de gens ignorent l’histoire du roi de Thrace. Mais tout le monde a entendu parler de ces adolescentes, victimes sexuelles, soumises par leurs proches à des accouplements criminels. En accrochant Ovide et le chapitre VI de ses Métamorphoses aux monstres de l’actualité de notre siècle, Philippe Minyana montre la prégnance des « mythologies ».
Philippe Minyana réussit l’audacieux transfert. Il remplace les noms des personnages par des notions qualificatives : Térée est « le jeune Roi », son épouse est simplement « la reine », et la jeune sœur devient « la petite », ou mieux, « la gamine ». Et Marcial Di Fonzo Bo, le metteur en scène gomme tout réalisme, en faisant incarner les deux sœurs par la même personne, Catherine Hiegel. De même, Benjamin Jungers est successivement le père, bourreau monstrueux puis le fils, victime expiatoire. Raoul Fernandez joue « une compagne de la reine », suivante sans âge, sans sexe, témoin du chagrin, complice de la vengeance.
« La petite belle-sœur » s’avance en robe brodée de coton blanc, dans la pénombre du plateau nu. « Le jeune roi », décrit autour d’elle des cercles concupiscents. L’enfant s’affole, mais, ainsi que le dit Ovide « tout est aiguillon », « tout excite son délire ». « Ni les prières, ni les larmes » n’arrêteront les violentes pulsions de l’adulte. Pas de liquide organique giclant, « y’a du sang », dit « la gamine », mais c’est juste une tache indélébile sur la chemise d’innocence.
Pour figurer la bergerie, une demi cloison de planches, côté cour. Pour représenter le palais, une chaise tapissée de velours à jardin. La scénographie d’Anne Leray est conçue avec peu de décors, mais des accessoires et des costumes signifiants. Quand la Reine vêtue de satin damassé rouge apprend la mort de « la petite », elle quitte la pourpre pour les voiles noirs. Quand elle a déchiffré la toile où la petite a « tissé le récit » de l’horreur, elle décide de profiter des fêtes de Bacchus, pour aller délivrer la prisonnière. Elle abandonne sa robe de deuil pour ceindre la cotte de maille et « l’habit des Bacchantes ». Quelques armures vides évoquent « ses compagnes ». « Haine ! ne faiblis pas ! », commande-t-elle, puis, plus tard, se retournant en chemise de lin, la même voix geint « Mon calvaire m’a rendue folle ! », et, en latin elle en fait le récit. L’art de Catherine Hiegel crée la formidable illusion que grande sœur ou petite sœur, leur ennemi est le même. Le fils est jeune, beau, fragile, mais impétueux, il ressemble à son père. Le même Benjamin Jungers incarne donc l’angelot ébloui et le démon sournois. C’est par l’enfant qu’il faut « atteindre » le père. « Je t’ai donné la vie, je vais te la reprendre », dit la reine qui ajoute cette terrible confidence : « on n’imagine pas ce que c’est que de tuer son enfant ».
Étrange voix du sang ! Le châtiment s’abat sur l’homme hypocrite, et les femmes, qui n’ont plus rien d’humain, se « métamorphosent » et « s'envolent ».
Muriel Mayette, administrateur général de la Comédie-française, avait souhaité « sortir la maison de Molière de ses murs », et cette adaptation, est le fruit de son projet. Elle voulait « travailler ailleurs », « avec d’autres équipes », dans « d’autres paysages, pour un autre public », avant de ramener le « classique revisité » au studio de la Comédie-Française. L’essai est concluant, l’expérience positive. Doutait-on en haut lieu de la légitimité du Centre Dramatique National de Gennevilliers ? * Suivant les récits (ou les traductions), les oiseaux diffèrent. Les Métamorphoses, La petite dans la forêt profondeThéâtre 2 Gennevilliers
Jusqu’au 15 juin
01 41 32 26 26
09:15 Écrit par Dadumas dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Théâtre, littérature | Facebook | | Imprimer