06/12/2014
Cruel dilemme
Des intentions de la metteur(e) en scène, Anne Kessler, qui choisit de mettre La Double Inconstance de Marivaux « sous le signe de la répétition » on pouvait craindre quelques afféteries. Mais on admet vite le décor reproduisant le foyer de la Comédie-Française avec ses tableaux, ses chaises, ses canapés de velours cramoisi, son balcon donnant sur la place, et les comédiens qui au fil des scènes passent du costume de ville au costume de scène (costumes : Renato Bianchi). On accepte le faux miroir sans tain, la jonchée d’herbe sur le parquet, les changements de lumières (Arnaud Jung) et même on pardonne le baiser de Flaminia (Florence Viala), au Prince (Loïc Corbery). Marivaux n’est pas Choderlos de Laclos et « la fille d’un officier du Prince » ne ressemble guère à la Merteuil. Mais on est subjugué par les comédiens d‘une sincérité désarmante, d’un naturel éblouissant.
Dans ce royaume sans préjugé, le Prince doit se choisir, « une épouse entre ses sujettes » (I, 1) et comme depuis deux ans, il connaît Silvia (Adeline D’Hermy), et « soupire pour elle » incognito, il aimerait que ce soit elle qui devienne « la souveraine ». Il la fait amener au palais.
Or, Silvia est promise à Arlequin (Stéphane Varupenne), et refuse l’honneur qui lui est fait : « que veut-il que je fasse de cette main ? » (I, 1) Tout le monde lui « conseille d’abandonner Arlequin et d’épouser le Prince » (II, 1). Elle a des scrupules : « Mais ne suis-je pas obligée d’être fidèle ? N’est-ce pas mon devoir d’honnête fille ? Et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse ? » Cruel dilemme ! Cependant, elle avoue ne pas être insensible au charme de ce bel officier qui venait la voir quelquefois. De son côté, Arlequin a rencontré Flaminia, laquelle se verrait bien vivre à la campagne avec lui. Et Arlequin de dire : « Il est fâcheux que j’aime Silvia » (II, 6). Lui aussi s’entête dans une fidélité qui chancelle.
Il faudra beaucoup de diplomatie à Flaminia pour que Silvia admette que son attachement obstiné à Arlequin était peut-être spécieux : « Il demeurait dans mon village ; il était mon voisin », (…) J’avais coutume de le voir, et de coutume en coutume, je l’ai aimé faute de mieux. » (II, 11). Elle n’était pas inconstante, mais seulement ignorante. Et la voici maintenant qui fuit « de peur qu’Arlequin ne vienne. » (II, 12).
Bernard Dort disait que le personnage de Marivaux découvrait l’amour en trois actes : « aimer, le savoir et le dire ». Quand Silvia se rend compte qu’elle aime, elle n’hésite plus : « J’ai envie de vous aimer » (acte III, 9), et tant pis pour Arlequin ! Finies les tergiversations ! Elle oublie la tendresse de l’amante, pour la cruauté de celle qui aime ailleurs : « Consolez-vous comme vous pourrez de vous-même. » (III ,10) Doublement infidèles, ils ont changé tous deux.
La scénographie de Jacques Gabel reproduit le foyer des comédiens, et la royauté de ce pays appartient à leur talent. Je ne dirai jamais assez que je les admire tous ! Qu’ils jouent les aristocrates ou les roturiers, ils sont d’une justesse authentique et donnent au texte toute sa puissance.
Voyez comment Loïc Corbery qui paraissait presque tremblant devant Silvia, recouvre son autorité de Prince devant son rival ! Et comment Stéphane Varupenne « ce petit homme » d’Arlequin, sert sa leçon de justice au Prince (III, 5), et de morale à Trivelin à qui Éric Génovèse prête une douloureuse servilité ! Je chanterai aussi les louanges comédiennes : Florence Viala qui voile le désir de sa Flaminia d'une mélancolie pudique, Georgia Scalliet qui dote sa Lisette d’un dépit amoureux méchant, Adeline D’Hermy qui permet à Silvia de s’ouvrir au bonheur, et Catherine Salviat rompant les genres, campant un seigneur courtisan contraint par les usages de la cour.
Citons aussi pour bonne justice la charmante chorégraphie de Glysleïn Lefever, échappée poétique vers la comédie musicale, et pour faire bonne mesure les élèves comédiens :Claire Boust, Ewen Crovella, Charlotte Fermand, Thomas Guené , Solenn Louër , Valentin Rolland, empressés à figurer une cour attentive.
Je n’oublie personne ? Si ! Marivaux et sa metteur(e) en scène qui respecte le texte et nous le fait aimer. Ainsi les noces du Prince et de Silvia deviennent une fête pour tous les spectateurs.
Photo © Brigitte Enguérand
La Double inconstance de Marivaux
Mise en scène d’Anne Kessler, dramaturgie Guy Zilberstein
Comédie-française
0825 10 16 80.
00:03 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, Littérature, Livre, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, comédie-française, marivaux | Facebook | | Imprimer
04/10/2014
Rendez-vous au studio !
Comme « la longue dame brune », ils sont vêtus de noir. Et ils se sont emparés du répertoire de Barbara.
Elle chantait la mélancolie des amours clandestines, des séparations inévitables, des souvenirs d’enfance. Elle disait aussi l’espoir malgré la souffrance, et le désir jamais éteint, d’aimer encore pour vivre.
Béatrice Agenin donne à Martine Chevalier, Sylvia Bergé, Suliane Brahim, Félicien Juttner, Danièle Lebrun et Elliot Jenicot, la chance de faire vivre aux spectateurs ces sentiments mêlés dans un récital intitulé Cabaret Barbara. Et c’est un très bel hommage à celle, dont les textes et la musique nous enchantèrent et qui débuta au Cabaret, L’Écluse.
En duo, en chœur ou en solitaire, ils chantent et jouent. Chaque chanson devient scène, le temps d’un drame ou d’une comédie en musique. Dans une scénographie de Dominique Schmitt, les lumières de Roberto Venturi cernent les visages, irisent les chairs, colorent le fond de scène… Les comédiens du Français savent si bien faire vivre les chansons...
Sous la direction de Benoît Urbain qui est aussi au piano, et à l’accordéon, Paul Abirached à la guitare, Philippe Breigh qui joue aussi bien du saxo, du violon que de la clarinette, et Alain Grange au violoncelle, les délicates mélodies de Barbara accompagnent ses textes tendres et nostalgiques, aux tonalités grises ou rouges, ironiques souvent, poétiques toujours.
Pour ce moment de grâce et de charme, rendez-vous au Studio !
Photo : © Brigitte Enguérand
Cabaret Barbara d’après les chansons de Barbara
Direction artistique de Béatrice Agenin
Studio-Théâtre de la Comédie-Française
Jusqu’au 2 novembre.
01 44 58 98 58
www.comedie-francaise.fr
15:22 Écrit par Dadumas dans Blog, cabaret, culture, humour, Littérature, Musique, Poésie, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : comédie-française, barbara, béatrice agenin | Facebook | | Imprimer
23/09/2014
Tartuffe se porte bien
Tartuffe est de retour sur la scène de la Comédie-Française.
« Il y a des gens qui font collection de Tartuffes » écrivait François-Régis Bastide en 1969. Je commence à être de ces « gens pas tout jeunes » qui se livrent à des comparaisons. Eh ! bien, je vous le dis : voilà un Tartuffe réussi ! Il ne manque pas un jeu de scène, pas un accessoire, un geste de mains, un toucher d’étoffe, une caresse, une toux.
Tartuffe (Michel Vuillermoz), se porte bien. Il n’est ni « gros », ni « gras », mais il a la mine égrillarde, le sourire narquois et le regard coquin. Pour Galin Stoev, qui met en scène la comédie de Molière, plus personne n’est à sa place dans la famille d’Orgon (Didier Sandre). Est-ce depuis la mort de sa femme ? Sa nouvelle épouse, Elmire (Elsa Lepoivre), n’a aucune autorité sur les enfants du premier lit, Mariane (Anna Cervinka), et Damis (Christophe Montenez). Dorine (Cécile Brune) s’est substituée à la mère défunte et tient la dragée haute au maître qui se laisse manipuler par Tartuffe, lequel convoite la femme, la fille et la fortune.
Car Tartuffe est un scélérat. Jouant le dévot, l’hypocrite se fait passer pour un « homme de bien », alors qu’il n’est qu’un « fourbe renommé ». Le frère d’Elmire, Cléante (Serge Bagdassarian), essaie bien d’ouvrir les yeux d’Orgon, de Madame Pernelle (Claude Mathieu), la mère de celui-ci, en vain ! Valère (Nâzim Boudjenah), qui pensait épouser Mariane, est rejeté.
Alban Ho Van, le scénographe construit un espace métaphorique tout en ambiguïté. La « salle basse » est un lieu désordonné, où une double porte bat à jardin, tandis qu’une étroite ouverture gothique découvre un couloir à cour. De grandes baies aèrent l’espace et laissent apercevoir des passages labyrinthiques, de faux miroirs où quelquefois de muets personnages se glissent. Des images fugaces donnent l’impression que la maison est « sur écoutes », surveillée par une puissance occulte. Le K.G. B. dissimulerait-il des micros dans les murs ? À moins que ce ne soit l’Opus Dei ?
L’étrangeté est encore renforcée par les sonorités en échos (Sacha Carlson), les lumières (Elsa Revol) qui jouent avec la pénombre, les éclairs, les pleins feux et par les costumes de Bjanka Adzic Ursulov, qui mêlent les époques et les espaces. Et, quand, à l’acte final M. Loyal (Michel Favory) se présente en uniforme soviétique, quel pouvoir incarne-t-il ? Quand Laurent (Valentin Rolland), habillé de noir jusqu’alors, se transfigure en Exempt, tout blanc de la tête aux pieds, est-il le garant de la Justice ? L’ange de Théorème de Pasolini ? Et ses comparses aux allures militaires (Claire Boust, Ewen Crovella, Thomas Guené), masqués de grosses têtes carnavalesques aux traits de Tartuffe, de quel message sont-ils porteurs ?
Ces questions sans réponse troublent le spectateur et c’est ce que souhaite le metteur en scène et probablement ce que voulait Molière.
L’auteur est bien servi. Michel Vuillermoz est démoniaque sous un sourire affable. Il plonge avec volupté la main dans le corsage de Dorine, et se déshabille sans vergogne pour baiser Elmire à qui Elsa Lepoivre donne des larmes de rage, et un maintien élégant et superbe. Orgon est littéralement « hébété » par son Tartuffe, puis effrayé par la traîtrise qu’il découvre. Cécile Brune fait de Dorine une suivante plus qu’une servante, une admirable maîtresse femme clairvoyante, sincère. Elle ironise avec brio, tant dans les scènes avec Orgon que dans celle du dépit amoureux où Nâzim Boudjenah, tremble de colère et Anna Cervinka de désespoir. Serge Bagdassarian est un Cléante apaisant, mais obstiné dans ses leçons, Christophe Montenez un jouvenceau sensible. N’oublions pas Michel Favory en huissier de justice qui se montre scrupuleux, calme et presque sympathique.
Ce Tartuffe-là aura une place de choix dans ma collection.
Photo © Christophe Raynaud de Lage
Tartuffe de Molière
Mise en scène de Galin Stoev
Comédie-Française, salle Richelieu
0825 10 1680
jusqu’au 17 février
18:41 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, comédie-française, littérature, molière, michel vuillermoz, serge bagdassarian, elsa lepoivre | Facebook | | Imprimer