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01/04/2008

Sauvageusement interprétée

     Coupable Phèdre ? On sait bien que « Vénus persécute la race du Soleil » dont elle est issue, que le volage Thésée accompagné de Pirithoüs, son giton, est parti « enlever la femme du roi des Enfers ». Alors, elle rêve de « noces interdites », avec Hippolyte, le fils que son époux eut d'« Antiope l'étrangère », une Amazone qu'il a ensuite assassinée.

     « Réprime tes désirs », lui conseille la Nourrice (Gretel Delattre) qui n’hésite pas à blasphémer contre l’Amour : « l’Amour, un Dieu ? Voilà bien un conte que les débauchés ont inventé pour couvrir leurs exploits ». Elle refuse pourtant d’être complice d’un suicide et préfère que Phèdre se « moque de l’opinion des gens qui acclament les bandits et lapident les saints ». Quand un époux pratique crime, « sodomie et adultère », « à quoi bon la morale ? » dit-elle.

     Le chœur (Alexandra Castellon) en écho, accuse le « grand ordonnateur du ciel ». Sénèque ne craint ni les dieux, ni les hommes, puisqu’il admoneste aussi les rois omnipotents et les républiques où « les peuples s’amusent à élire des va-nu-pieds ».

    Phèdre souffre et se cache dans le palais, Marie Desgranges est une Phèdre fragile et ardente. Rejetant les robes dapparat (costumes de Nathalie Saulnier), elle mue en superbe amazone bottée, puis pénitente  aux pieds nus, elle accomplit le rite expiatoire avec une douceur qui transcende sa passion.

     Dans la mise en scène de Julie Recoing, la scénographie de Pascal Crosnier reconstitue un « labyrinthe ». Une large allée centrale se divise sur le fond en corridors sombres qui plongent dans les pourtours de la salle. Musique et son de Julien Ruiz accentuent la profondeur des lieux.

     Des vases doffrandes bordent lespace. Le fronton du palais sorne de la photo dune famille au sourire de commande (Photo-vidéo : Othello Vilgard). Le père, assis, lair avantageux et satisfait, la main ornée dune bague précieuse pose au sein dune famille recomposée. À lheure des crimes reconnus, ces visages exprimeront lhorreur. Phèdre, sur la première image, est debout, Hippolyte aussi. Il est encore cet « Apollon sauvage », qui vit « comme un sauvage ». Tout à lheure il sera « sauvageusement déchiqueté » par un monstre aux « yeux de taureau sauvage ».

     Car tout est « sauvage » dans lunivers de Sénèque. « Sauvages » sont les désirs qui assaillent Phèdre, comme « sauvage » était le « chef du troupeau » avec lequel Pasiphaé, sa mère accomplit « lamour immonde ». Antiope, cette « femme sauvage », fut « assassinée sauvagement » par Thésée, « le fléau ! ».

     Comment traduire la filiation entre le père et le fils ? Julie Recoing fait jouer les deux rôles par le même jeune comédien : Thomas Blanchard. Dabord, il incarne un Hippolyte inhibé, sourd à tous les conseils, et réapparaît (sur une musique de Barry White), en Thésée extraverti, jouisseur dans un premier temps, puis anéanti par le malheur. Thomas Blanchard dessine magistralement l’évolution du personnage.

     Comment traduire scéniquement le récit du messager (Anthony Paliotti) qui annonce à Thésée que le bel Hippolyte a « le visage réduit en bouillie » ? Et comment montrer lhorreur de ce l« corps en lambeaux » dont on cherche en vain à reconstituer « le cadavre absent » ? « Voici donc ce que jai fait de toi ! » dit Phèdre, et le magma sanglant s’étale lorsquelle ouvre le plastique. Lassistance en frémit, et cest ce choc que Sénèque cherchait. Quon nobjecte pas la sainte bienséance ! Nous ne sommes pas « classiques » ici, avec des cadavres en coulisses et un Théramène interminable. Encore moins « romantiques » avec de beaux cadavres qui ne saignent pas. Au Ier siècle, à Rome, on ne se contente pas de mots. On montre les cadavres sanguinolents. Le poète latin ne connaissait que furor et dolor, le spectateur romain jouissait aux jeux du cirque, et voici aujourd'hui, Phèdre sauvageusement interprétée.

Phèdre de Sénèque

Traduction de Florence Dupont

Théâtre des Amandiers-Nanterre

Jusqu'au 17 avril

01 46 14 70 00

18/03/2008

Sacrées familles

     Prendre Ionesco à la lettre est une œuvre à hauts risques. On en découvre le résultat quand le rideau s’ouvre pour Jacques ou la soumission, dans une scénographie de Chantal Thomas. La maison des Jacques a littéralement implosé sur deux étages. Le plafond est éventré, les lattes du plancher du premier étage pendent, carbonisées. Jacques fils (Jérôme Ragon) gît au rez-de-chaussée. La famille, au premier s’accroche aux murs, à la table encore occupée par la grand-mère (Charlotte Clamens) qui en profite pour liquider toutes les assiettes. La mère (Christine Gagnieux) hurle, véhémente. Le père (Pierre Aussedat), maudit le fils. Jacqueline, la sœur (Fabienne Rocaboy) renchérit. Le grand-père (Rémi Gibier) entonne une chanson égrillarde.

bf23ff8e04fcfe0a7107b9114d3eb450.jpgDès cette première vision, Laurent Pelly (mise en scène et costumes), témoigne de la violence de la déflagration qui vient d’avoir lieu. Qu’est-ce qui a pu dynamiter la douce paix du foyer ? Jacques !

Jacques est un fils dénaturé, il a refusé de manger « les pommes de terre au lard » et la maison est détruite ! Jacques a toujours été un enfant terrible. Il a refusé de naître pendant quatorze ans, alors, « pour (l)’amadouer », ils (lui) ont menti ». « Ils avaient tous le mot bonté à la bouche, le couteau sanglant entre les dents ».

Ainsi, le monde de Ionesco se structure dans ces oppositions de langage, d’où l’absurdité. Au nom de l’adage populaire « qui aime bien, châtie bien », la mère se complaît dans le sadisme « arrachant les petites dents mignonnes », et « les ongles » des « orteils », « pour faire gueuler comme un petit veau adorable », son « fils ingrat ». Et dans ces contradictions, les mots se dérobent et dérapent. « Malgré tout l'immense amour que j'ai pour toi, qui gonfle mon coeur à l'en faire crever, je te déteste, je t'exertre », dit la sœur qui mélange les mots de l’affection et déforment ceux de la haine. Quant au père qui traite sa famille « d'idiots et d'imbéciles », mais il en fait « l’égloge ».

Et de ces apories, naît le tragique des personnages.

Jacques est seul, déshérité, maudit. Pour mériter les siens, il doit se soumettre, manger des pommes de terre au lard, épouser Roberte (Charlène Ségéral) qui a trois nez et neuf doigts à la main à gauche (Perruques et prothèses Pierre Traquet), afin de reproduire à l’identique, une famille selon les schémas existants.a43b95a658c9614f96c17864bcf85728.jpg

Il n’y a pas d’amour chez les Jacques, mais des règles qui dénaturent les rapports. Les êtres ne se parlent pas, ils s’agressent. Les familles sont des sociétés closes où l’on doit reproduire à l’identique les schémas existants. Chez les Robert, Robert père (Eddy Letexier) et Robert mère (Christine Brücher) veillent à ce que rien ne change. Sacrées familles, que Ionesco massacre !

L’avenir est dans les œufs vient donc naturellement comme un deuxième acte, (dramaturgie Agathe Mélinand) puisque les patronymes ne changent pas et que, une fois mariés, Jacques et Roberte doivent « assurer la continuité de l’espèce ». Dans une construction délirante, la pauvre Roberte est transformée en pondeuse, et Jacques en « couveur ».

Pour faire passer le cocasse de cette vision cauchemardesque où les jeunes gens sont « victimes du devoir », les comédiens jouent en hallucinés. Une mécanique diabolique les conduit, les agite. Christine Gagnieux est une mère extravagante qui donne le frisson, et au ballet qu’elle mène autour de Jacques et de Roberte, on reconnaît en elle une danseuse étoile.

 Photos de Brigitte Enguerand

Jacques ou La Soumission et L’avenir est dans les œufs

Deux pièces d’Eugène Ionesco

Jusqu’au 5 avril

Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet

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16/03/2008

Le triomphe de la bâtarde

      Marie Stuart était l’enfant légitime de Jacques V roi d’Écosse et de Marie de Lorraine. Elle n’avait que sept jours quand le roi son père mourut et elle fut proclamée reine d’Écosse. Les Anglais voulaient s’emparer de l’enfant pour la marier à Edouard, fils de Henry VIII. La régente s’empressa de la fiancer à François, le fils de Henri II, roi de France, et on envoya Marie apprendre le français, les bonnes manières et la poésie dans ce royaume tandis que les Anglais et les Ecossais s’étripaient. Elle n’avait pas six ans.

    On raconte que Ronsard ne fut pas insensible à son charme. Hélas ! Quelque mauvaise fée fit mourir François II à dix-sept ans et la jeune veuve dut repartir sur ses terres sauvages où les clans s’affrontaient entre eux et contre le trône d’Angleterre ! Elle avait à peine dix-huit ans.

     Elle était restée catholique et l’Angleterre était devenue protestante, l’ Écosse était divisée sur les religions, Marie choisit la tolérance religieuse. On l’adora.

     Remariée à son cousin, Henri Darnley, elle eut le temps de mettre au monde un petit Jacques avant de redevenir veuve. Mais la mort de son prince consort ressemblait fort à un assassinat, et de scandale en scandale, Marie dut abdiquer, et elle choisit, la malheureuse, de se réfugier à la cour d’Angleterre, où sa cousine Élisabeth avait été proclamée Reine à la mort de Marie Tudor.

     Rappelons que cette dernière était fille légitime d’Henry VIII et de Catherine d’Aragon, tandis qu’Élisabeth était la fille de Henry VIII et de sa seconde épouse, Anne Boleyn à cause de laquelle, le Roi avait rompu avec le pape. Mais comme très rapidement, Henry avait fait exécuter Anne pour en épouser une autre, Élisabeth avait été déclarée « bâtarde ». Et, donc Marie Stuart pouvait prétendre au trône d’Angleterre.

     Or c’est très maladroit de réclamer le trône d’une reine quand on demande le droit d’asile ! Élisabeth tenait à sa légitimité, et Marie campait sur ses prérogatives. Pendant dix-huit ans, Élisabeth la laissa réfléchir de prison en prison.  Et comme finalement, les monarques trouvent toujours un petit complot à déjouer, Élisabeth la fit accuser de trahison, et la pauvre Marie fut décapitée. La bâtarde triomphait.0712583ea299700dcd013a55ef760c54.jpg

Les romantiques adoraient ces épopées où la victime est belle, et le bourreau (ici c’est une bourrelle) impitoyable. Schiller en fit un drame superbe. Fabian Chappuis qui le met en scène a retravaillé la traduction de Latouche et il en donne une version magnifique*. La langue est pure, drue, charnelle. Sa scénographie d’oratorio dépouille judicieusement le décor. Les murs sont gris, le sol de « sable » noir scintille sourdement, les costumes d’Alice Bedigis et Bertille Verlaine sont sobres et réussis. La musique de Purcell guide les séquences.

     Dans le rôle titre, Isabelle Siou est la belle et orgueilleuse Marie, frémissante dans son injuste emprisonnement. Pour l’accompagner dans sa solitude, une suivante, Anna, jouée par Stéphanie Labbé émouvante dans sa manière d’envelopper la captive de la tendresse maternelle qui lui a tant manqué. La méchante Élisabeth, c’est Marie-Céline Tuvache. Elle avait déjà, dans Le Collier de perles du gouverneur Li-Qing, montré une forte personnalité, elle sait ici, être à la fois une femme douloureuse, aigrie de solitude, et un chef autoritaire et jaloux. Retenez les noms de ces jeunes comédiennes, elles servent admirablement les grands rôles.

     Autour d’elle, deux comédiens, Pascal Ivancic et Philippe Ivancic transforment deux rôles secondaires, en un numéro clownesque shakespearien de grand style. Sébastien Rajon, Jean Tom donnent du relief à leurs personnages. On aimerait que Jean-Christophe Laurier, Benjamin Peñamaria, Aurélien Osinski, jouent un peu moins « boulevard du crime ». Ils ont de la présence, il leur manque l’expérience et un drame romantique en requiert.

     Soir après soir, ils vont enrichir leur personnage et comme ils n’auront vu dans mes propos que  des remarques de vieille ratiocineuse, mes réticences vont les stimuler !

 

        Marie Stuart  de Friedrich Schiller

·          Adaptation de Fabian Chappuis, publiée par les soins du Théâtre 13 dans la collection des « inédits du 13 », Les Cygnes, 10 €

·          Théâtre 13

·          Jusqu’au 20 avril

·          01 45 88 62 22