29/04/2011
Drôle de monde !
Quand Adam de la Halle, dans Le Jeu de la Feuillée, passait en revue les bourgeois, les croquants, et les fées de sa bonne ville d’Arras, son poète désargenté était-il aussi sceptique que le Frantz-Anatole Chambon de la Vérouillère (Pierre-Olivier Mornas), descendant de Musset et clochardisé dans la rue de la Nef ? Sans doute Frantz est-il plus proche du Gringoire de Hugo dans Notre-Dame de Paris, que de Perdican ou Fantasio, mais ce protagoniste solitaire face à un monde chaotique s’inscrit dans la lignée romantique que révère Stéphanie Tesson. Et, comme ses grands modèles, elle s’inspire des formes médiévales pour peindre cette « fresque prophétique ». La référence à la Nef des fous de Jérôme Bosch est évidente. Celle de la « feuillée », pour la « folie », la corrobore. Car il s’agit de peindre notre époque à travers les folies qui la défigurent.
Au cours de la « nuit du Tout est dit », le coucher de Frantz-Anatole va être troublé par l’arrivée d’une intruse, Nella Mérine (Julie Debazac) vedette du petit écran. Elle pense que tout le monde la connaît. Frantz n’en a jamais entendu parler. Elle a cassé un de ses talons, elle s’est égarée dans cette rue déserte et voudrait qu’on la raccompagne. Et, comme à travers le « jeu » médiéval, les contemporains vont défiler, jouer avec les situations, les formes et les mots. En prose ou en octosyllabes fleuris, il s’agira de passer du coq-à-l’âne, faire surgir le fantastique du langage comme dans un conte - commenté par Todorov -, et se moquer des faiblesses humaines, comme dans une « revue ». Poésie et humour tissent les liens scéniques.
Les comédiens de la troupe de Stéphanie Tesson jonglent avec les rôles. Brock commence par être l'allégorie fantaisiste de la Rumeur, puis reparaît en « Acteur-Phoque », car à l’heure où la banquise fond, le pauvre mammifère se recycle. Il sera aussi un banquier sans scrupule flanqué de la Pauvreté (Fabienne Fiette) récupérée en impatiente Mrs Dowjones. La même comédienne interprétera une Mort un peu braque, puis une Sculpture moderne, face à une sculpture classique, la Beauté (Émilie Chevrillon) qui est d’abord une Fleur, puis une Dame sans sa Licorne.
Inversion des valeurs, jeu carnavalesque- aurait dit Bakhtine -, la sarabande ne laisse pas le spectateur respirer. Drôle de monde où les temporalités se pénètrent, le monde actuel investissant le temps des mythes !
Pablo Peñamaria est tour à tour un Jésus extatique, un terroriste dément, un professeur dépassé. Viennent en désordre « Les compères de la pollution », les « protestataires », les « Traînards », les « Vieillards », et « le Temps », qui ne fait « que passer ». La scène foisonne de personnages, la revue fourmille d’idées, d’inventions linguistiques et scéniques.
MagueriteTanguy des Déserts, a conçu un décor simple de panneaux lisses, mordorés, et des structures complexes dans les accessoires, Corinne s’est surpassée dans les costumes et Anne Caramagnol dans les maquillages.
« Après la nuit du « tout est dit », viendra « la journée des sourds », Il faut donc se hâter de tout dire, et dans leur précipitation, les personnages n’apportent pas de solution aux problèmes qu’ils ont eux-mêmes suscités par leurs inconséquences.
Stéphanie Tesson ne juge pas, elle met en images et en mots les travers des humains, mais aussi leurs rêves. Au spectateur d’être intelligent pour assembler le puzzle et essayer de remettre en ordre le monde imparfait dans lequel il s’est perdu. Comment quitter cette rue de la Nef ? Comment sortir d'une impasse ?
Dans son précédent spectacle, Stéphanie Tesson nous parlait de la Mort. Aujourd’hui, elle la met « au chômage », avec une injonction : « aimez ! », et elle crée « le temps de l’immortalité ».
Le spectacle est déraisonnable ? Mais croyez-vous que notre époque ne le soit pas ?
Photos : © Lot
Revue d’un monde en vrac (Qu’est-ce qui va se passer ?)
Fresque prophétique de Stéphanie Tesson, mise en scène de l’auteur.
Jusqu’au 5 juin
Théâtre 13
01 45 88 62 22
Le texte de la pièce est publié aux éditions Les Cygnes
17:22 Écrit par Dadumas dans cabaret, humour, Jeux, Poésie, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer
29/03/2011
Une femme libre
L’ex-Congo belge, devenu Zaïre, puis République démocratique du Congo, ne vit pas des jours tranquilles. Et pour Samantha (Alvie Bitemo), la vie devient trop difficile à Kinshasa. Elle a trente-quatre ans, elle est journaliste, mais son père n’est pas de la bonne ethnie et un soir, fatiguée des « débrouilles, des magouilles, des patrouilles », elle décide de tout quitter. Elle était contrainte par les traditions, les élections et tous les pièges à… Elle va devenir une femme libre, à Paris. À quel prix ? Celui de l’humiliation.
Samantha à Kinshasaest d’abord un récit de Marie-Louise Bibish Mumbu. Mis en lecture par Catherine Boskowitz, aux Francophonies en Limousin, il est maintenant un spectacle avec la participation de Benoist Bouvot qui signe la conception musicale. Les éclairages de Laurent Vergnaud ouvrent des plages lumineuses sur un espace scénique sans autre décor que des tables, des micros, des panneaux de couleurs. Bleu, rouge, jaune, comme les trois robes de Samantha. Couleurs primaires, couleurs franches, qui, avec la bande son restituent la vie grouillante de la capitale.
Alvie Bitemo, habite tout l’espace. Sensuelle, rebelle, rieuse, elle donne vie à l’héroïne, avec talent et sans pathos. Elle esquisse une danse, elle chante, elle est captivante. « C’est la liberté incarnée », dit d’elle sa metteuse en scène.
Nous sommes d’accord.
Photo :© Patrick Fabre
Samantha à Kinshasa de Marie-Louise Bibish Mumbu
Tarmac
01 40 03 93 95
Jusqu’au 9 avril,
Du mardi au vendredi à 20 h
Samedi à 16 h
Mercredi 30 mars rencontre avec l’auteur après la représentation.
Mercredi 27 avril « Apérilivres » à 19 h avec Insa Sané (écrivain, slameur)
13:15 Écrit par Dadumas dans humour, Littérature, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, tarmac, rdc, marie-louise bibish mumbu | Facebook | | Imprimer
08/03/2011
Le chœur à l’ouvrage
Le Lavoir, fut, en 1986, le triomphe du Festival d’Avignon. Le théâtre de la Basoche refusa des spectateurs. La pièce tourna pendant quatre ans. Elle fut traduite dans le monde entier.
En 2010, il a fallu la ténacité d’une jeune femme, Brigitte Damiens, pour qu’une nouvelle création voie le jour.
Ce n’est pas que la pièce soit désuète. Non, mais l’impératif économique corrode la création. Le texte est épuisé chez l’éditeur et les ventes sont trop lentes pour que de côté-là, on risque d’immobiliser des avoirs. Quant à la production, elle est lourde. Onze femmes, un homme, un enfant, et le décor ! Imaginez ! le bassin du lavoir de « 3 m sur 6 au centre de l’espace de jeu, une margelle de bois blanchie », avec de la vraie eau, à installer dans les théâtres (scénographie de Laurence Bruley qui signe aussi les costumes). Et les accessoires à récolter : le linge n’est rien, mais les lessiveuses de tôle, les garde-genoux, les battoirs, il y a belle lurette que les femmes s’en sont débarrassées !
Or, l’action se passe le 2 août 1914. On vient d’assassiner Jaurès…Depuis quatorze ans déjà la journée de travail a été limitée à 10 h. Mais la loi passe mal, et de grèves en émeutes, les femmes se sont mises non seulement à réclamer, mais aussi à créer des ligues ! Les femmes de Picardie furent des pionnières, des militantes combatives. Celles qui entrent en scène en sont la mémoire.
Elles arrivent ce matin-là avec leurs corbeilles pleines de linge sale. Femmes du peuple, ouvrières, journalières, mères de famille. Il y a là la patronne, dite la Mère, Rosine (Stéphanie Labbé), la cul-bénit, un brin raciste, Henriette (Julie Bousquet) la syndicaliste un peu raide, Mathilde (Fanny Sintes) qui vient remplacer sa mère malade, Gilberte (Valerie Moinet ) l’insouciante, Emilie enceinte jusqu’aux yeux et qui traîne déjà une nombreuse progéniture, Judith l’apatride, Julienne qui sait des chansons, Rolande qui cache une grossesse non désirée et sa sœur Louise (Charlotte Buosi) encore innocente, et la « grande cérémonie de la lessive » commence.
Laver son linge, (ou celui des autres), implique un grand déballage. Avec les draps sales se révèlent les souvenirs pas propres. Heureusement la Mère est là pour rétablir le calme, rabibocher les adversaires. Heureusement il y a la solidarité féminine qui gomme les griefs. Heureusement il y a les chansons populaires qui donnent du cœur à l’ouvrage et transforment en un chœur magnifique cette troupe de femmes que la vie malmène.
Citons encore Micaëla Etcheverry, Bénédicte Jacquard, Marie Grach, Valérie Haltebourg, France Ducateau, Hélène Milano, et le seul homme de la troupe, Alexandre Jean, qui rythme les déplacements, souligne les émotions avec cet étrange intrument qu'est le hang, et qui vient, à la fin, annoncer que la guerre est déclarée.
Brigitte Damiens nous offre ici une réalisation exemplaire.
Au lieu d’écouter les promesses faites aux femmes depuis plus de cent ans et dont on nous a rebattu les oreilles tout au long de cette journée du 8 mars, allez donc voir les femmes du La voir. Leur combat continue !
Le Lavoir de Dominique Durvin et Hélène Prévost
Cartoucherie : Théâtre de l’Épée de Bois
01 48 08 39 74
Du 8 au 19 mars à 19 h
Relâche les 13 et 14 mars
Et c'est complet les 11, 12 et 19 mars !
23:33 Écrit par Dadumas dans culture, humour, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : théâtre, lavoir, durvin, picardie, brigitte damiens | Facebook | | Imprimer