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14/02/2010

Mémoires communicantes

 

 

Frédéric Sabrou est un auteur modeste. Depuis son Opéra de Quat’fous (1989) en passant par Danger… Public (2003), jusqu’à l’an passé, Diète Party*, il travaille pour le théâtre, le cabaret, la télévision. Il a construit une œuvre comique d’une grande finesse, montrant les travers (Comédie des travers, 2002) d’une société dite de communication qui regarde le nombril de son voisin avec, dans l’œil, la poutre de la parabole. En moraliste malicieux, il préfère nous faire rire de ces défauts. Jusqu’à présent, en bon chrétien, il croyait que l’homme pouvait se corriger. Mais sa dernière œuvre, cache sous un rire moqueur, l’angoisse du sceptique.

Jean-Louis (Pascal Laurent) et sa femme Chantal (Isabelle Hétier), forment un couple de prolétaires. Lui, s’entraîne à appeler ses camarades au combat contre la « préquarité », tandis qu’elle essaie de passer l’aspirateur. Elle trébuche et sa tête traverse la porte d’un placard. De cette commotion, elle reprend ses esprits, transformée. Elle cite Jaurès : « Il ne peut y avoir de révolution que là où il y a conscience », alors qu’elle ne l’a jamais lu.

Vous me direz, il y en a d’autres, mais ceux-là ont des intellos pour préparer leurs discours. Tandis que cette pauvre Chantal, agent de nettoyage dans une école maternelle, n’a pas cette chance !

Jean-Louis est sidéré. Elle repère la faute d’orthographe de Jean-Louis, commente Proust, récite du Rimbaud et emploie, à bon escient, des mots comme « schizophrénie ». Jean-Louis pense qu’elle « capte une chaîne de télé ». En réalité, il s’agit d’un cas extraordinaire, pas encore répertorié dans les maladies orphelines, mais auquel nos techniques de piratage de disque dur vont certainement nous mener. Les adeptes du fantastique dans le langage connaissent bien ce processus : « tomber sur la tête »,  « perdre la mémoire », pris au sens propre, la réalité s'emballe...

Trio table.jpgCertains ont la mémoire qui flanche, celle de Victor Foux (Philippe Quercy) fuit. C’est grave docteur ? Oui, car si quelqu’un la récupère, tous les petits et les grands secrets qu’elle cachait vont être révélés au grand jour… Or, Victor, patron « de gauche » (façon Tapie), n’aimerait pas qu’on divulgue ses coups plus ou moins tordus.  Et le principe des vases communicants appliqué à la mémoire n’a pas encore été étudié scientifiquement. Ne cherchez pas d'explication rationnellle, laissez les personnages agir !

Si Victor se prétend un « gentil patron », Jean-Louis, « néo-trotskyste », serait plutôt du côté des « travailleurs qui font chier ». Et Chantal, se dit que l’argent « change tout le monde ».

Se laissera-t-elle « acheter » ? Non ! Mais elle fera pire…

La mise en scène de Catherine Schaub utilise l’espace étroit du théâtre avec rigueur et efficacité. Les répliques fusent, caustiques, les comédiens sont vifs, et se les renvoient comme des balles, déclenchant l’hilarité. Isabelle Hétier intègre parfaitement les deux facettes d’un personnage tantôt cultivé, tantôt balourd.

Si vos délégués syndicaux n’aiment pas, si votre patron déteste, ce sera normal. Mais, vous, je suis sûre que vous allez adhérer !

 

 

* Discrimination pondérale : note du 20/02/09.

 

 Photo : Frédéric Sabrou

 

La Mémoire d’un autre de Frédéric Sabrou

Théâtre Essaïon

Du 22 janvier au 2 avril

Le vendredi et le samedi à 20 h

01 42 78 46 42

 

Dire l’inacceptable

 

 

Il y a des pays où les enfants jouent car les adultes les protègent. Il y en d’autres où ceux qui devraient les éduquer, les affament, les violent, les torturent, et les obligent à tuer. Et, au lieu d’entendre rire, on entend « le bruit des os qui craquent ». Et « le fusil tue l'âme de celui qui le porte ».

Suzanne Lebeau raconte ici le calvaire des enfants-soldats, arrachés à leurs familles que les rebelles ont massacrées devant eux. Ils ont ensuite été contraints de suivre les guerriers pour leur servir d’esclaves. Joseph (Benjamin Jungers) a huit ans quand il arrive au camp, épuisé. Elikia (Suliane Brahim), y est prisonnière depuis trois ans. Elle a treize ans, et est devenue « l’épouse » de Rambo, le chef. Elle possède une kalachnikov et on la respecte. Elle décide de s’échapper et emmène le petit garçon avec elle.

C’est par « la fuite » que commence la pièce de Suzanne Lebeau. Les deux enfants sont au centre du plateau. Anne-Laure Liégeois dépouille le plateau. Pas d’autre décor qu’un caillebotis pour figurer le camp, la forêt, le bord de la rivière, la palmeraie, l’hôpital. Les lumières de Marion Hewlett trouent les zones d’ombre et d’épouvante. La bande sonore de François Leymarie accompagne le voyage des enfants, des espaces vrombissants aux silences troués de bruits naturels. À cour, Angelina (Isabelle Gardien), l’infirmière qui a accueilli les enfants, témoigne, devant un tribunal, de l’inacceptable, parce qu’il est « impératif de savoir ». Les spectateurs sont juges.

Et c’est terrifiant. Car tous, partagés entre l'horreur et la pitié, nous voudrions les secourir, et notre impuissance nous accable.

Avec des mots simples, Elikia a consigné dans un cahier d’écolier, à l’hôpital, les atrocités qu’on lui a imposées. Quand a-t-elle rédigé ce témoignage? Quand elle a accepté de se séparer de son arme, quand la fièvre a commencé et qu’on s’est aperçu qu’elle « avait sa place à l’hôpital ». Mais on ne rédige pas des rapports officiels avec « des mots d’enfants ».

« À quinze ans, de quoi voulez-vous que nos filles meurent ? D’une balle ou du sida ? » questionne l’infirmière.

Le petit Josef sera sauvé. Il retrouvera sa famille, et retournera à l’école.

Mais combien d’enfants encore sous les armes ?

 

 

Le bruit des os qui craquent de Suzanne Lebeau

Studio de la Comédie-Française

Jusqu’au 21 février à 18 h 30

01 44 59 98 58

 

23/10/2009

De la haine à l'amour

 

 Le roman de Victor Hugo, Les Misérables, n’a pas fini d’inspirer les créateurs. Cinéma, Théâtre, peinture, sculpture, et même bande dessinée, s’en sont emparé. Plus de cinquante millions de spectateurs ont vu la comédie musicale éponyme, qui a fait le tour du monde, avant de s’installer à Londres, d’où elle repartira en 2010 pour revenir à Paris. Javert est devenu un « type » littéraire, Gavroche un nom commun, Thénardier un « complexe* ».

Après Délivrez Proust qui ouvrait l’œuvre foisonnante de Proust au grand public, le défi de Philippe Honoré s’est porté sur le roman fleuve de Victor Hugo. Il suppose le spectateur instruit des grandes lignes de l’histoire. Et il a raison. Avec trois comédiens, il ne restitue pas l’œuvre dans sa totalité, mais il présente l’actualité sociale du roman.

Il s’intéresse à ceux qui souffrent. « C’est du plus profond du peuple que monte la sève de la société » écrivait René Journet dans une préface des Misérables. Pour que les humbles, les gueux, écrasés par la « loi de la haine », parviennent à la rédemption, Hugo offre « la loi d’amour ». Philippe Honoré l’a compris.

Les figures féminines sont jouées avec brio par Anne Priol (Fantine, Cosette, Éponine), qui interprète également une chanson de Gavroche. Emmanuel Barrouyer sait être tour à tour le bienveillant évêque, l’intraitable Javert, une Thénardier détestable, Marius rebelle et amoureux. Et Philippe Person qui met en scène, sait faire passer la douleur de Jean Valjean, et l’irascibilité de Gillenormand. Chacun devient narrateur pour lier les séquences. Au passage, il nous rappelle en quelques mots, les étapes de la rédaction et les terribles jugements des contemporains.

On oublie les détails de l’intrigue au profit de passages oubliés par beaucoup d’adaptateurs. Ainsi de « Un homme à la mer » (Livre I, chapitre 8) métaphore de la « noyade » morale et sociale de Jean Valjean et des jugements sur une société dure au pauvre et complaisante envers les riches.

Sur un fond sombre, le décor de Vincent Blot dispose trois petits podiums encadrés de portiques éclairés (combat des « ténébreux » et des « lumineux » orchestré par Alexandre Dujardin). À gauche, Philippe Person, à cour, Emmanuel Barrouyer. Fantine-Cosette occupera d’abord le centre, au second plan, avant de descendre de son piédestal pour assumer sa déchéance.

En retrait, à droite une gigantesque silhouette de carton-pâte, surmontée d’un chapeau haut de forme, suggère la rigidité monolithique de Javert. Au fond, à jardin, les accessoires pour les changements à vue. Au centre, des praticables deviennent tribune, ou salon, ou barricade. Le grand-père Gillenormand y pérore :« ce jacobin ! ce terroriste ! », Marius et Cosette y échangent leur premier baiser.

Il manquera toujours quelque chose au spécialiste, mais le spectacle incite le spectateur à se replonger dans l’œuvre originale, et le pari est gagné !

 

 

 

 

*Le Complexe de Thénardier de José Pliya

 

 

Misérables d’après le roman de Victor Hugo

Adaptation de Philippe Honoré

Théâtre du Lucernaire à 20 h

01 45 44 57 34