12/04/2008
Mots valises et dessous de table
Près des Jardin d’Éole, le quartier a bien changé depuis deux ans, et il ne reste plus beaucoup d’ateliers désaffectés. Mais le Naïf théâtre est toujours là, installé sous le Grand Parquet. Fidèle à ses idées, Richard Demarcy continue d’y mêler les cultures, et constant dans ses inspirations, il revient à Lewis Carroll.
Ceux qui, comme moi, hantent les théâtres depuis des décennies se souviennent encore de sa merveilleuse Chasse au snark et du sombre miroir de l’étang éphémère recréé au Centre Pompidou. Aujourd’hui, sur les planches du Grand Parquet, avec une table, cinq portes et une baignoire, la jeune Alice (Léontine Fall) s’égare dans le labyrinthe des rêves. Avec elle, Antonio Da Silva est le Lapin (blanc chez Carroll, en costume écossais chez Demarcy) Ugo Broussot, Nicolas Le Bossé, tour à tour, jardiniers, escrimeurs, gardes, lézard, loir, duchesse, goret, et j’en oublie sûrement. Alfa Ngau Domingas est principalement la reine de Cœur qui veut « couper la tête » de la désobéissante, et Yilin Yang d’abord dame de compagnie, est aussi Ver à soie et Cuisinière.
Alice est franco-sénégalaise, Antonio, franco-portugais, Ugo est franco-italien, Alfa est angolaise, Yilin taïwanaise et Nicolas normand, et tous font d’excellents comédiens qui nous emmènent dans un imaginaire foisonnant et réjouissant.
On navigue sur les mots, et suivant la technique du mot-valise et de la charade à tiroirs, malentendus, et contresens créent des tempêtes de rire. Comme la table dissimule des dessous surprenants, mais jamais déplacés, on nage dans le non-sens et l’humour. Et en plus, c’est esthétiquement très réussi, avec des parapluie colorés, des fleurs et des couleurs harmonieusement mariées.
Je sais qu’on vous en rend compte un peu tard, mais Richard Demarcy a promis une tournée et là, on vous prévient à temps.
Fantaisies pour Alice de Richard Demarcy
d’après Alice au pays des Merveilles de Lewis Carroll
Le Grand Parquet
20 bis, rue du Département
Paris xviiie
01 40 05 02 30
ce soir à 20 h
Jusqu’au 13 avril à 15 h
16:38 Écrit par Dadumas dans langue, Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Langue, littérature, Théâtre | Facebook | | Imprimer
03/04/2008
Jour de colère à Haïti
C’était un roman de Marie Vieux-Chauvet, Amour, colère et folie, José Pliya l’a adapté pour la scène et n’a gardé que le premier mot : Amour. Il contient tous les autres. Le monologue de Claire (Magali Denis Comeau) explique comment naît le désir, la perversité, la rancœur, la vengeance lorsque l’amour est frustré. La mise en scène de Vincent Goethals rompt le récit de Claire par l’apparition d’un danseur, Cyril Viallon, dont le corps, les mouvements, (sur des concertos de Beethoven) sont à la fois l’image du désir et la personnification d’un réel refusé.
« Le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l’humanité », écrivait Bergson. Ce danseur est le fruit défendu.
Claire est, dans une famille de « sangs mêlés », l’aînée des trois sœurs Clamont, la vieille fille qui s’est sacrifiée pour élever la petite Annette. Elle veille aussi sur la faible Félicia et, « tient les rênes de la maison », « héritage indivis » d’une famille fortunée d’Haïti. Félicia est mariée à Jean Luze, et les deux autres sœurs convoitent le seul mâle blanc de la maison. Dehors, rôde un autre mâle, une brute de tonton macoute qui viole, pille, menace. Car à la violence dissimulée de la société familiale, répond la violence d’un régime corrompu qui répand la terreur. Claire après avoir été « metteur en scène du drame » familial, deviendra, un jour de colère, l'exécutrice du criminel.
La vidéo de Janluk Stanislas montre l’intime en gros plan, la création sonore de Bernard Valléry suggère l’émeute extérieure. Les lumières de Philippe Catalano distillent un jour lumineux derrière des stores de bois et montrent le renfermement de la famille. La scénographie de Jean-Pierre Demas ménage des courbes dans les murs blancs, des endroits dissimulés, des secrets.
Claire, porte une longue robe de coton écru à col officier, vêtement strict pour une fille bien gardée, mais qui la suffoque et que dans ses émotions, elle dégrafe. L’homme est en costume de lin blanc, ou de soie noire. Torse nu pour la sensualité, veste pour la représentation sociale (Costumes Dominique Louis et Sohrab Kashanian), l’image porte plus loin un verbe charnel, que la voix de Magali Comeau Denis érotise.
C’est toute l’âme d’un peuple qui parle par sa bouche.
Phtos Eric Legrand
Amour de José Pliya
d’après le roman de Marie Vieux-Chauvet Amour, colère et folie
Le Tarmac
Jusqu’au 19 avril
01 40 03 93 95
12:00 Écrit par Dadumas dans Histoire, Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, Histoire, Théâtre | Facebook | | Imprimer
01/04/2008
Sauvageusement interprétée
Coupable Phèdre ? On sait bien que « Vénus persécute la race du Soleil » dont elle est issue, que le volage Thésée accompagné de Pirithoüs, son giton, est parti « enlever la femme du roi des Enfers ». Alors, elle rêve de « noces interdites », avec Hippolyte, le fils que son époux eut d'« Antiope l'étrangère », une Amazone qu'il a ensuite assassinée.
« Réprime tes désirs », lui conseille la Nourrice (Gretel Delattre) qui n’hésite pas à blasphémer contre l’Amour : « l’Amour, un Dieu ? Voilà bien un conte que les débauchés ont inventé pour couvrir leurs exploits ». Elle refuse pourtant d’être complice d’un suicide et préfère que Phèdre se « moque de l’opinion des gens qui acclament les bandits et lapident les saints ». Quand un époux pratique crime, « sodomie et adultère », « à quoi bon la morale ? » dit-elle.
Le chœur (Alexandra Castellon) en écho, accuse le « grand ordonnateur du ciel ». Sénèque ne craint ni les dieux, ni les hommes, puisqu’il admoneste aussi les rois omnipotents et les républiques où « les peuples s’amusent à élire des va-nu-pieds ».
Phèdre souffre et se cache dans le palais, Marie Desgranges est une Phèdre fragile et ardente. Rejetant les robes d’apparat (costumes de Nathalie Saulnier), elle mue en superbe amazone bottée, puis pénitente aux pieds nus, elle accomplit le rite expiatoire avec une douceur qui transcende sa passion.
Dans la mise en scène de Julie Recoing, la scénographie de Pascal Crosnier reconstitue un « labyrinthe ». Une large allée centrale se divise sur le fond en corridors sombres qui plongent dans les pourtours de la salle. Musique et son de Julien Ruiz accentuent la profondeur des lieux.
Des vases d’offrandes bordent l’espace. Le fronton du palais s’orne de la photo d’une famille au sourire de commande (Photo-vidéo : Othello Vilgard). Le père, assis, l’air avantageux et satisfait, la main ornée d’une bague précieuse pose au sein d’une famille recomposée. À l’heure des crimes reconnus, ces visages exprimeront l’horreur. Phèdre, sur la première image, est debout, Hippolyte aussi. Il est encore cet « Apollon sauvage », qui vit « comme un sauvage ». Tout à l’heure il sera « sauvageusement déchiqueté » par un monstre aux « yeux de taureau sauvage ».
Car tout est « sauvage » dans l’univers de Sénèque. « Sauvages » sont les désirs qui assaillent Phèdre, comme « sauvage » était le « chef du troupeau » avec lequel Pasiphaé, sa mère accomplit « l’amour immonde ». Antiope, cette « femme sauvage », fut « assassinée sauvagement » par Thésée, « le fléau ! ».
Comment traduire la filiation entre le père et le fils ? Julie Recoing fait jouer les deux rôles par le même jeune comédien : Thomas Blanchard. D’abord, il incarne un Hippolyte inhibé, sourd à tous les conseils, et réapparaît (sur une musique de Barry White), en Thésée extraverti, jouisseur dans un premier temps, puis anéanti par le malheur. Thomas Blanchard dessine magistralement l’évolution du personnage.
Comment traduire scéniquement le récit du messager (Anthony Paliotti) qui annonce à Thésée que le bel Hippolyte a « le visage réduit en bouillie » ? Et comment montrer l’horreur de ce l« corps en lambeaux » dont on cherche en vain à reconstituer « le cadavre absent » ? « Voici donc ce que j’ai fait de toi ! » dit Phèdre, et le magma sanglant s’étale lorsqu’elle ouvre le plastique. L’assistance en frémit, et c’est ce choc que Sénèque cherchait. Qu’on n’objecte pas la sainte bienséance ! Nous ne sommes pas « classiques » ici, avec des cadavres en coulisses et un Théramène interminable. Encore moins « romantiques » avec de beaux cadavres qui ne saignent pas. Au Ier siècle, à Rome, on ne se contente pas de mots. On montre les cadavres sanguinolents. Le poète latin ne connaissait que furor et dolor, le spectateur romain jouissait aux jeux du cirque, et voici aujourd'hui, Phèdre sauvageusement interprétée.
Phèdre de Sénèque
Traduction de Florence Dupont
Théâtre des Amandiers-Nanterre
Jusqu'au 17 avril
01 46 14 70 00
22:50 Écrit par Dadumas dans Littérature, Poésie, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, poésie, théâtre | Facebook | | Imprimer