14/02/2014
« Ah ! Vous avez souri ! »
Le film Les Enfants du Paradis, chef d’œuvre de Marcel Carné et de son complice Jacques Prévert, totalisait plus de trois heures de projection. L’adapter pour la scène, en une heure dix, relève de la gageure. Mais, puisque l’action se passait au théâtre des Funambules, que l’histoire était une mise en abyme de ce qui se passait sur la scène, (ou l’inverse), puisque les dialogues, signés Prévert étaient devenus célèbres, Philippe Honoré a fait confiance à l’auteur du scénario et a gagné son pari.
Comment ? En recentrant l’action autour d’une troupe de quatre comédiens aguerris et capables d’interpréter plusieurs rôles. Il faut du talent et du métier. Ils en ont. Philippe Person, qui est aussi metteur en scène, joue Frédérick Lemaître et Jéricho, le marchand d’habits, (en alternance avec Pascal Thoreau). Sylvie Van Cleven est Nathalie, et… son père le directeur du théâtre, Yannis Bougeard est Baptiste et Pierre-François Lacenaire, et Florence Le Corre-Person : Garance. En quelques secondes, le temps d’endosser une redingote, de remonter une bretelle ou d’allumer un projecteur, ils changent d’identité sans une hésitation pour le spectateur. Et chacun de repérer les répliques immortelles et de sourire avec elles. « Ah ! Vous avez souri ! » et c’est gagné.
Avec Philippe Person et Philippe Honoré, ce n’est plus le XIXe siècle qui est « réinventé »[1], c’est le théâtre avec ses coulisses, ses intrigues, ses admirateurs, les faiblesses des uns, les passions des autres. Nathalie aime Baptiste qui aime Garance qui adore « la liberté ». Jean-François Lacenaire, Frédérick Lemaître et le Comte Edouard de Montray aiment aussi Garance. Mais le premier a « la tête trop chaude et le cœur trop froid », il a « déclaré la guerre à la société », et Garance « n’aime pas les courants d’air ». Le second écoute surtout ses désirs et à la recherche d’un grand rôle, va « enfin pouvoir jouer Othello », car, il a appris la jalousie. Et Edouard, qui est riche, voudrait « être aimé comme un pauvre ». Pour Garance « c’est tellement simple l’amour » qu’elle se donne à qui lui plaît, puis s’enfuit pour épargner Nathalie et son enfant. Il ne reste que le théâtre.
Il y a trois malles comme décor (Vincent Blot) , un rideau brechtien à cour, un dégagement au fond à gauche et les lumières d’Alexandre Dujardin font resplendir un petit théâtre défraîchi où les êtres ne vivent que pour donner aux spectateurs un rêve plus fort que la réalité.
Pour l’amour de Prévert, on oublie les milliers de figurants et les rôles secondaires. Plus rien ne compte que Baptiste, Garance, Frédérick, Nathalie, et… le théâtre.
Photos : © Christophe Gsell.
Les Enfants du paradis d’après le scénario de Jacques Prévert
Adaptation de Philippe Honoré
Théâtre du Lucernaire
Du mardi au samedi à 20h, dimanche à 15 h
01 45 44 57 34
[1]Gasiglia-Laster Danièle,L'Invention du XIXe siècle, II, Le XIXe siècle au miroir du XXe , éditions Klincksieck, Bibliothèque du xixe siècle et Presses de la Sorbonne Nouvelle, 3e trimestre 2002.
20:53 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, Film, humour, langue, Littérature, Livre, Poésie, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : théâtre, théâtre du lucernaire, prévert, philippe honoré, philippe person | Facebook | | Imprimer
09/02/2014
Histoire d'arbres
Louis (Francis Perrin) et Philippe (Patrick Bentley) étaient amis depuis l’enfance. Ils ne se sont pas vus depuis douze ans, depuis que Louis a trahi leur amitié. S’il revient aujourd’hui, embarrassé et cachant son angoisse sous des plaisanteries balourdes, c’est que Philippe est victime du locked-in syndrome.
Vus ne savez pas ce que c’est ? Mais si, rappelez-vous Le Comte de Monte-Cristo[1]et M. Noirtier de Villefort « cadavre avec des yeux vivants », ou encore Thérèse Raquin[2] avec la vieille mère paralysée et muette qui épie les amants. En français on appelle ça syndrome d’enfermement ou de verrouillage. La jeune infirmière, Mathilde (Gersende Perrin) apprend à Louis que Philippe peut communiquer par des battements de paupières.
Il suffit d’épeler un alphabet « ordonnancé » : « ESARINTULOMDPCFBVHGJQZYXKW » et attendre son clignement d’yeux. Louis est loquace pour deux. Il raconte l’enfance, l’adolescence, ses amours, ses divorces, leur rivalité, et Claire, le sujet et l’objet de leur brouille. Mais Claire est morte. Louis ne le savait pas. Et Philippe va mourir, Louis le sait même s’il en refuse l’éventualité.
Louis va sur la tombe de Claire, remarque qu’un arbre lui cache la vue sur la plage qu’elle aimait. Il s’en insurge tant, que la nuit de la saint Sylvestre, il scie la branche coupable. Il apporte des photos, et prétend qu'un saule, près de la clinique, porte les noms gravés de Philippe et de Claire.
Car, Comme un arbre penché est aussi une histoire d’arbres. Louis étale et ressasse des bribes de bonheur, des cicatrices mal fermées, que grattent sans cesse les coups de téléphone de sa mère « seule mère juive qui enfonce son fils (pour) se venger (du) père ».
Il ne peut s’empêcher de marivauder avec Mathilde, mais regrette de « ne pouvoir tout reprendre à zéro », et demande pardon à Philippe. C’est l’essentiel. Ainsi, Philippe pourra partir en paix.
Francis Perrin donne profondeur et émotion à cette histoire sentimentale. Ses ruptures de jeu, son élocution, concilient l’humour et la philosophie du texte de Lilian Llyod. Gersende Perrin, ironique, fine mouche et piquante comédienne maintient la légèreté des propos sur de sujets graves. La mise en scène de Jean-Luc Tardieu est efficace et entretient intelligemment la curiosité des spectateurs.
Depuis Montaigne nous savons que « philosopher c’est apprendre à mourir ». Comme un arbre penché nous incite à vivre en cultivant l’amitié.
Photos © LOT.
Comme un arbre penché de Lilian LLyod d’après une idée de Michel Leeb
Théâtre La Bruyère
01 48 74 76 99
du mardi au samedi à 21 h
samedi à 15 h
13:35 Écrit par Dadumas dans Blog, humour, langue, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, théâtre la buyère, francis perrin, lilian llyod | Facebook | | Imprimer
31/01/2014
Fille d'alliance et frère de coeur
L’amitié entre Montaigne et La Boétie, a été source de longues dissertations, et sans doute fera-t-elle encore polémique aujourd’hui.
Jean-Claude Idée imagine, à partir des Essais, la rencontre en 1588, de Montaigne et de Marie de Gournay celle qui sera sa « fille d’alliance », son dernier amour, et sa fidèle éditrice. Et La Boétie ? Il est mort depuis vingt-cinq ans. Mais nous savons bien que l’ami mort, le « frère » de coeur, l’absent tant aimé hante Montaigne et que ce dernier écrit pour continuer de dialoguer avec son autre moi. La voix de La Boétie s’inscrit dans celle de Montaigne qui dégèle la parole du mort dont il se nourrit pour poursuivre l'amitié.
« Privé de l’ami le plus doux, le plus cher et le plus intime, et tel que notre siècle n’en a vu de meilleur, de plus docte, de plus agréable et de plus parfait »* , Montaigne écrit Les Essais. La première édition paraît en 1580. Il va l’enrichir « d’allongeailles » qu’il confiera à Marie de Gournay.
Marie fut-elle aussi impétueuse que Jean-Claude Idée la conçoit ? Sans aucun doute, puisque Montaigne parle de « la véhémence fameuse dont elle (l)’aima »**. Katia Miran donne à Marie une beauté que les portraits d’icelle infirment. La comédienne rayonne d’intelligence, d’alacrité, et donne au spectateur envie d’en savoir plus sur cette femme qui fut la première à revendiquer le titre de « femme de lettres » en un siècle où son sexe était « interdit de tous les biens »* et privé de liberté.
Cependant, il semble que Montaigne (Emmanuel Dechartre) ne fut pas aussi grincheux qu’il est montré sur scène puisque, dès le lendemain du jour où il reçut sa lettre, il courut rencontrer celle qui lui exprimait « l’estime qu’elle faisait de sa personne et de ses livres ». Emmanuel Dechartre montre d’abord un Montaigne dépassé par cet amour, plus ennuyé qu’ébloui par la jeune personne et qui peu à peu cède. « Aymée de moi, beaucoup plus que paternellement », écrit-il encore, celle qui fut « une des meilleurs parties de (son) être »**, l’accusa-t-elle d’avoir « trahi La Boétie » ? Nous en doutons. La « fille » ne remplacera jamais « le frère » absent. Montaigne, en ces temps de guerre civile pouvait-il sans danger publier in extenso les œuvres de son ami La Boétie ? Ne lui rend-il pas justice dès le livre I (chapitre XXVIII) ?
Mais peut-être cette accusation était-elle nécessaire à la dramaturgie. Adrien Melin qui joue ce La Boétie, mort jeune, s’oppose avec fougue à l’homme de cinquante-cinq ans et donne à ce conflit une force d'autant plus plaisante qu'il n'est visible que pour Montaigne. Le décor de Bastien Forestier, les costumes de Sonia Bosc inscrivent sans afféterie, l’histoire dans la fin du seizième siècle.
Le jeu, bien sûr, va consister pour les spectateurs « montaignophiles », à reconnaître tel passage de Montaigne, attribué à l’une ou à l’autre. Ceux qui gagnent seront ceux qui pourront préciser dans quel livre, dans quel chapitre.
Il n’y aura pas de perdant, car en lisant Montaigne on apprend à réfléchir, ce qui manque cruellement à notre époque…
* Michel de Montaigne,Lettre de Montaigne à son père
* * Michel de MontaigneLes Essais, livre II, chapitre XVII.
*** Marie de Gournay, « J’étais sa fille, je suis son sépulcre ; j’étais son second être, je suis ses cendres. Lui perdu, rien ne m’est resté, ni de moi-même, ni de la vie, sauf justement ce que la fortune a jugé qu’il en fallait réserver pour y attacher le sentiment de mon mal. » (Lettre)
Photos © Lot
Parce que c’était lui ou Montaigne et La Boétie d’après Les Essais de Montaigne
par Jean-Claude Idée
Petit-Montparnasse à 21 h
01 43 22 77 74
depuis le 21 janvier
21:04 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, Littérature, Livre, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : théâtre, petit-montparnasse, montaigne, emmanuel dechartre, jean-claue idée | Facebook | | Imprimer