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13/10/2013

“I must be cruel, only to be kind” (Hamlet, I, 4)

 

Quand on vous parle d’Hamlet, vous imaginez les remparts d’Elseneur, les salles du château, la chambre de la Reine, le cimetière où repose le pauvre Yorick et qui va recevoir la blanche Ophélie. Comédie-Française, Théâtre, Shakespeare, Mais, puisque le propre des grandes œuvres est d’être universel, Dan Jemmett et son scénographe (Dick Bird) la transposent dans une temporalité plus récente : « plus proche de (leurs) souvenirs de jeunesse ». Il dit encore : « Certaines grandes séries télévisée présentent parfois des situations de trahison, des règlements de comptes, des dilemmes dignes des plus grandes tragédies ». Et les grands crimes ne sont plus que des faits divers.

Pour cette Tragédie d’Hamlet, le metteur en scène, Dan Jemmett a voulu un lieu clos, unique : la salle d’un « club-house » d’escrime, avec des coupes trophées sur la up-gallery,  une double porte battante au centre optique, une piste de danse au proscenium, à jardin, les toilettes pour les hommes, celles de femmes à cour et, au fond, à droite, un bar. Fondamental le bar, car on picole beaucoup chez Claudius (Hervé Pierre) le tenancier, gin et whisky surtout et la reine Gertrud (Clotilde de Bayser) n’est pas la dernière  à lever le coude. Très important aussi,  à gauche, de l’autre côté de la porte, le juke-box et ses tubes des années 70, dont les sons, tonitruants ou sirupeux, accompagnent les fêtes de Gertrud et Claudius. Les souverains y attirent leurs invités, conseillers, ambassadeurs, courtisans (Laurent Natrella, Éric Ruf, Elliot Jenicot). Hamlet (Denis Podalydès) y tue Polonius (Gilles David), y rencontre son spectre de père (Éric Ruf, sublime), s’y bat en duel avec Laërte (Jérôme Pouly) et y meurt après un duel truqué. Les comédiens (Éric Ruf, Laurent Natrella, Benjamin Lavernhe) y représentent Le Meurtre de Gonzague. Ophélie (Jennifer Decker) se suicide dans les toilettes, et on l’enterre dans la cave ! Des duettistes Rosencrantz et Guildenstern, chargés d’espionner Hamlet, ne reste que Rosencrantz (Elliot Jenicot) et son « chien savant », marionnette de peluche noire qui ouvre sa gueule rose pour recevoir les billets que Claudius distribue allègrement à ses féaux. Car il les manipule tous, le vilain roi adultère, usurpateur et criminel !

Regardez la photo de l’acte III, Claudius, à genoux, vient de reconnaître que son « crime est fétide », il se demande si on peut « trouver le pardon quand on profite du crime », et Hamlet pense « c’est le moment d’agir », pour venger son père, mais suspend son geste, car le tuer quand il est en prière l’enverrait « au ciel ». Hervé Pierre a, jusque-là, exprimé une telle satisfaction, une telle jouissance à palper le corps de sa Reine et les billets de banque, qu’on se demande s’il est sincère. Et Denis Podalydès, qui jouait un Hamlet plus amer que mélancolique, « puritain » affolé par la sexualité de sa mère, brusquement, se métamorphose.

Remarquez les tonalités des verts des costumes (Sylvie Martin-Hyszka). On habillait Judas en vert dans les Mystères, et les bouffons en vert dans les comédies. Ici, celui qui joue le fou va-t-il tuer le roi ? Dans le reflet soyeux sur le broché de la redingote du roi, les revers rouges de la chemise de Hamlet, la symbolique du vert souligne la grande ambiguïté des personnages : « I must be cruel only to be kind », dira Hamlet à sa mère. « Kind » s’opposant à « cruel », Yves Bonnefoy le traduit par « juste », alors que F.V. Hugo le traduit simplement par « bon », d’autres par « tendre ».

Hamlet n’est ni bon, ni tendre, ni juste. Il souffre. « Et tout le reste est silence. »

 

 

 

 

 

Photo : © Cosimo Mirco Magliocca

 

 

La Tragédie d’Hamlet de Shakespeare

Traduction de Yves Bonnefoy

Comédie-Française, salle Richelieu

Du 7 octobre 2013 au 12 janvier 2014

Réservation : 0825 10 16 80

29/09/2013

Mensonge crédible

 

  

théâtre,théâtre de la madeleine,xavier daugreilh,nicolas briançonSes premières pièces parlaient d’amour. Quand j’avais publié Accalmies passagères (1997),  j’avais évoqué la cruauté des personnages de Marivaux et de Rohmer, leurs tourments, leurs doutes, et la souffrance qu’ils cachaient mal derrière leur ironie. Itinéraire bis (2001) et Futur conditionnel (2008) racontaient des amours angoissées, des renoncements, des désespoirs masqués d’humour, puis de mensonges dans Sans mentir (2008).

Xavier Daugreilh, aujourd’hui, place le mensonge au centre de son œuvre : Mensonges d’état. Et il ne parle plus d’amour, ou si peu ! L’Histoire entre en scène. Et avec quelle maîtrise !

Nous sommes en 1944, et les Alliés préparent le débarquement. Mais, pour éviter que ne se reproduise le désastre de 1942, à Dieppe*, les Anglais et les Américains décident de faire croire  que l’opération Fortitude (« courage » en anglais) qui se prépare sur les côtes normandes ne sera qu’une diversion, que le vrai aura lieu en Aquitaine ou à Calais. Il faut donc mentir à tous, et rendre « le mensonge crédible ».

théâtre,théâtre de la madeleine,xavier daugreilh,nicolas briançonD’un côté les Anglais, le colonel Bannerman (Samuel Le Bihan) et le Wing Commander Whitley (Éric Prat) et les Américains, le général Patton (Jean-Pierre Malo) et le major Banks (Michael Cohen), élaborant une stratégie complexe avec des troupes fantômes, de faux chars, faux avions, faux aérodrome, faux incendies, faux pompiers, faux télégrammes, faux messages radio - mais de vrais morts sacrifiés au nom de la raison d’état,- et, pour faire bonne mesure, un agent double : une Hongroise, Garbo Anasztazia Bàlint (Marie-Josée Croze), et René, un jeune Français (Aurélien Wiik) qui rêve d’action. Au même moment, le colonel Von Roenne, chef des services de renseignements allemands,(Bernard Malaka), de l’autre côté du Rhin épluche les messages, scrute les photos, croise les renseignements et se méfie des Anglais, sans se douter que Pietzsch, son aide de camp (Pierre Alain-Leleu) est lui-même un agent de liaison « retourné ».

Le décor de Pierre-Yves Leprince change rapidement : deux bureaux, deux lieux comme en un montage alterné cinématographique, pour des séquences rythmées, dans l’intervalle desquelles le metteur en scène, Nicolas Briançon, projette des images d’actualités de l’époque, une chanson cocardière, des musiques de Wagner et de Beethoven. Les lumières de Gaëlle de Malglaive conduisent ces changements sans temps mort. Le spectateur est emporté dans le tourbillon de l’Histoire, passionnément accroché par les péripéties et les répliques.

 théâtre,théâtre de la madeleine,xavier daugreilh,nicolas briançonXavier Daugreilh donne à son Patton la truculence ironique qui le rend vraisemblable, et aux stratèges alliés le cynisme de ceux qui sacrifient tout à leur but suprême. Il n’abandonne pas totalement les jeux de l’amour en inventant le personnage d’Anaztazia, inspiré de l'agent Garcia, alias Garbo, alias Arabal, - qui , à ma connaissance était du sexe masculin, mais "personne n'est parfait!" - et le trouble dans lequel cette femme jette le major américain induit sa fin tragique, aboutissement de toutes les manipulations des apprentis sorciers galonnés. Mais l’intérêt de Mensonges d’état réside dans l’attention que l’auteur porte à la « responsabilité des hommes », comme Shakespeare, Byron, Montaigne qu'il lui arrive de citer.

On disait souvent que seuls les auteurs anglais savaient animer leurs œuvres du souffle de l’Histoire. Après Pinter, Hare, Wesker, Harwood et Barker il faudra désormais compter avec Xavier Daugreilh.


Photos : © Pascal Victor 

 

 

 

·      * L’opération Jubilee fut une tentative de débarquement des Alliés le 19 août 1942 sur le port de Dieppe. Après neuf heures de combat, ils durent réembarquer. Près de 2000 hommes y laissèrent leur vie. Autant furent faits prisonniers.

 

Mensonges d’état de Xavier Daugreilh

Théâtre de la Madeleine

01 42 65 07 09

www.theatredelamadeleine.com

 

En attendant la Mort

 

 

Il fait nuit, mais le café est encore ouvert. Un homme (Michel Favory) est assis à une table et lit, à haute voix, le récit que le film de Visconti, Le Guépard, nous a rendu familier. Ce sont les dernières séquences, le bal, la nuit de fête, à la fin de laquelle, le Prince Salina épuisé, attend la mort. Théâtre, comédie-Française, Michel Favory, Louis AreneArrive un autre client (Louis Arene), et la conversation, engagée sur des banalités, « la coquetterie des femmes », prend un tour étrange. Le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa rencontre La Fleur à la bouche de Pirandello. L’Homme est atteint d’un mal incurable qu’une « fleur à la bouche » trahit. Il exhibe la marque suspecte d’un cancer qui le ronge, l’épithélioma,détaille les souffrances qu’il endure, celles d’une « férocité macabre » qu’il impose à sa femme. Le client, plus effrayé que compatissant, écoute l’homme détailler son « besoin de (s)’attacher à la vie » qu’il trouve « stupide et vaine », et dont le goût est toujours « insatisfait ». L’Homme resté seul reprend sa lecture.

Louis Arene, qui assure la mise en scène, sur une proposition de Michel Favory a choisi la sobriété et l’élégance. Les deux comédiens portent des demi-masques qui figent leurs traits, mettant à distance les propos qu’ils tiennent. Une lumière parcimonieuse (Éric Dumas) cerne les protagonistes d’une ombre inquiétante. Le tableau est fascinant, l’intensité dramatique captive. Michel Favory et Louis Arene rapprochent ainsi intelligemment deux auteurs siciliens, et leur analyse semblable de la fin de vie.

Dans ce moment qui précède la mort, l’homme qui va mourir est encore conscient, et cherche le sens de la vie. Il se rappelle « les paillettes d’or des moments heureux », et les désillusions de son existence. Pour le prince Salina, sa fin est aussi celle d’une époque. La mort prend les traits d’une « jeune dame » au « charme ensorceleur », qui est « la créature désirée depuis toujours », puisqu’elle va mettre un terme à la médiocrité, aux ennuis, à la douleur. Et chez Pirandello, l’homme l'imagine dans un curieux mélange d’espérance et d’angoisse.

 Car, chez Pirandello, comme chez Lampedusa, émules de Sénèque et de Montaigne : vivre et « philosopher, c’est apprendre à mourir. »

 

 

Photo : © Brigitte Enguérand

 

La Fleur à la bouche de Luigi Pirandello

Studio-Théâtre de la Comédie-Française

Du 26 septembre au 3 novembre à 18 h 30

www.comedie-francaise.fr