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10/09/2014

La mémoire qui flanche

 

 

Théâtre, Théâtre du Rond-Point, Gérard WatkinsL’espace est d’une blancheur clinique. Au centre, un lit immaculé est recouvert d’un drap de soie, à jardin une chaise, à cour un départ d’escalier aux marches translucides (scénographie de Michel Gueldry). Debout, un vieil homme en pyjama,  prétend se nommer Antoine D (Philippe Morier-Genoud), et avoir 96 ans. Il répond à un homme plus jeune qui dit s’appeler Didier Forbach (Fabien Orcier), et est  en blouse blanche comme la jeune fille qui arrive et dit être Cécile Brest (Géraldine Martineau).

Antoine D a la mémoire qui flanche, il a oublié son nom de famille, « ne se souvient plus très bien » de son âge, ni de celui de ses enfants, n’a « aucune idée » d’où il vient, mais connaît par cœur les dates et les noms de l’Histoire, retient très bien les informations que lui donne Didier et discute point par point avec Cécile.

On comprend vite qu’il n’y a aucune démence sénile ici, mais une amnésie volontaire dans laquelle le vieillard s’est confortablement installé. L’attitude des deux « soignants » nous en convainc. Que veulent-ils démontrer par leur « méthode » brutale et hasardeuse ? Qui sont-ils ?

Avec Je ne me souviens plus très bien Gérard Watkins a écrit une fable en forme de procès, où les temps sont déconstruits, et où les souvenirs se télescopent. Cet  « interrogatoire au carrefour de la psychanalyse et de la garde-à-vue » est troublant pour le spectateur, car il le ramène à ses propres questionnements et à ses inquiétudes.

L’auteur signe aussi la mise en scène, et la musique. Il souligne les plongées dans la mémoire avec des projections d’images en noir et blanc : actualités guerrières, images de fraternité virile, représentations d’un passé choisi qui ne peut s’effacer. Philippe Morier-Genoud montre la fragilité du grand âge, mais fait vriller un regard moqueur face à Géraldine Martineau, et Fabien Orcier qui jouent avec la gravité de ceux qui pourchassent la vérité, l’erreur et l’injustice.

Ce théâtre-là risque de perturber, et c’est, je pense ce que souhaite Watkins.

 

 

 

 

Je ne me souviens plus très bien  de Gérard Watkins

Théâtre du Rond-Point

Jusqu’au 5 octobre 2014, 20h30

 

 

 

09/09/2014

Apprendre la vie

 

théâtre,théâtre de poche-montparnasse,ludmilla razoumovskaïa,didier longElena Sergueievna n’en revient pas. « Au nom de la terminale B », quatre de ses élèves, Lialia (Jeanne Ruff), Pacha (Gauthier Battoue), Vitia (Julien Crampon), Volodia (François Deblock), viennent sonner à sa porte, pour lui souhaiter son anniversaire ! Ils apportent bouquet, cadeau et champagne. Comment ne pas être touchée par tant d’attentions ?

Elle vivait avec sa vieille mère maintenant à l’hôpital, elle est donc solitaire, sans joie, et leur gentillesse la bouleverse. Elle les fait entrer. Ils trinquent ensemble. théâtre,théâtre de poche-montparnasse,ludmilla razoumovskaïa,didier longMais leurs prévenances durent peu. En réalité, ils ont appris qu’elle détenait la clé du coffre qui enferme leurs copies d’examen. Ils ont besoin de bonnes notes en maths pour continuer leurs études, et entrer dans les carrières qu’ils ont choisies. Ils se sont procuré le corrigé. Et ils sont sûrs de la réussite de leur stratégie.

Ils semblaient respectueux, prévenants, reconnaissants, ils n’étaient rien de moins que des pervers roublards, cyniques, cruels. Elena découvre des arrivistes prétentieux, des « esprits fascistes » prêts tout pour réussir. Elle veut les chasser, ils s’incrustent. Elle refuse de donner la clé, il la fouille, et ne la trouvant pas sur elle, retourne tout l’appartement. Ils se moquent de son idéalisme, de son « complexe d’Antigone ». Car elle est celle qui dit « non ».

Au bout d’une nuit de cauchemar où rien ne lui sera épargné, elle n’a toujours pas cédé. Pourtant, elle a décidé de renoncer à l’enseignement, consciente d’avoir échoué dans sa mission, ayant perdu toute illusion sur la bonté du genre humain. « Petit morveux, vous voulez m’apprendre la vie ? », lance-t-elle à celui qui manipule le groupe. Car dans cet affrontement, les failles sont apparues. Et malgré leurs bassesses, Vitia et Lialia sont plus pitoyables que méchants, Volodia plus poseur qu’indigne. Ils croient tout savoir de la vie, Elena a encore bien des choses à leur apprendre.

Dans Chère Elena, Ludmilla Razoumovskaïa peignait, en 1981, une société soviétique en pleine déréliction, quand elle fut créée en France, en 2002, à Aubervilliers, elle parut prémonitoire, car déjà, le mal, dans les banlieues avait atteint notre jeunesse, et des enseignants désemparés renonçaient à leur rôle. Aujourd’hui la gangrène a gagné.

Didier Long règle ce drame avec minutie, dans la scénographie qu’il signe avec Jean-Michel Adam. Il en montre toutes les nuances et les coups de théâtre. Les quatre jeunes bien propres dans leur uniforme vont peu à peu se chiffonner, se salir, les sourires s’effacer, la violence apparaître, les apartés briser les âmes, et Myriam Boyer les affronte, souveraine désespérée mais  inébranlable…

Il reste encore une traîtrise à lui jouer. Mais finalement, qui sera vaincu ?

Je vous laisse le découvrir.

 

 

 

 

 

Depuis le 2 septembre

Théâtre de Poche-Montparnasse

Chère Elena de Ludmilla Razoumovskaïa

Traduction de Joëlle et Marc Blondel

Du mardi au samedi, 21 h

Dimanche à 15 h

Et si vous ne pouvez pas venir à Paris voir Chère Elena, vous pouvez lire le texte, il est édité à L’Avant-Scène Théâtre, collection des Quatre-Vents.

 

08/09/2014

Croire ?

 

 

 

Théâtre, Poche-Montparnasse, Daniel et William Mesguich, philosophie, religionLa reprise de L’entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune devait être dédié, cette rentrée, à la mémoire d’Henri Virlogeux qui créa le rôle de Descartes en 1985, et de Jean-Pierre Miquel qui mit la pièce en scène au Petit-Odéon, le hasard, à moins que ce ne soit la Providence, veut qu’on la dédie aussi à l’auteur, Jean-Claude Brisville, qui nous a quittés au mois d’août. Et ses mots résonnent comme un testament.

Jean-Claude Brisville avait imaginé ce dialogue entre les deux grands philosophes français du XVIIe siècle, à partir de la rencontre qu’ils avaient eue en 1647 au couvent des Minimes à Paris. Descartes (Daniel Mesguich) va partir pour la Suède, il se cherche un fils spirituel et voit en Pascal (William Mesguich)un disciple en ce qui concerne les sciences. Mais la religion va les diviser. Pourtant, tous deux sont catholiques. Tous deux ont foi dans le même Dieu. Mais Descartes y croit « sans en menacer personne », tandis que Pascal, grave, « toujours sous le regard de Dieu » écoute avec effroi le « silence de ces espaces infinis ».

Descartes croit en la liberté de l’homme, Pascal en la grâce divine. Théâtre, Poche-Montparnasse, Daniel et William Mesguich, philosophie, religionLa bulle du pape condamnant Jansénius n’est pas encore parue, mais déjà, les théologiens se divisent, et les fidèles aussi. Descartes fut l‘élève des jésuites, Pascal fut l’élève de Port-Royal. Une controverse oppose d’’ailleurs le grand Arnauld à Descartes. On ne s’étonnera donc pas que Descartes refuse d’intervenir en faveur de celui qui attaque  sa façon de penser Dieu.

« Pascal nous inquiète aujourd’hui tandis que Descartes semble avoir le beau rôle », écrit Daniel Mesguich qui met en scène. Il y a trente ans, Pascal, à la recherche d’un Dieu exigeant semblait sympathique, aujourd’hui, face aux fanatismes, on donne raison à Descartes pour qui « il ne suffit pas de croire » mais de « savoir ».

Écrite dans une langue pure et nuancée, cette joute littéraire et philosophique est un régal. Les deux comédiens, père et fils, sont exceptionnels.

Et le plaisir d’écouter ce débat donnera peut-être aux jeunes metteurs en scène, aux comédiens, l’idée de lire, et de monter enfin les dernières comédies de Jean-Claude Brisville encore inédites à la scène. Je leur signale particulièrement une vie de Méliès, Deux enfants dans la Lune*, délicate et mélancolique, qui me paraît bien supérieure au film Hugo Cabret plus prétentieux qu’inspiré.

 

 

 

*Sept comédies en quête d’acteurs, éditions de Fallois, 26 €

 

 

L’entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune

de Jean-Claude Brisville

 

Théâtre du Poche-Montparnasse

du mardi au samedi à 19 h, dimanche à 17 h 30

01 45 44 50 21

www.theatredepoche-montparnasse.com