13/02/2016
Chapeau l’artiste !
Le nouveau préfet (Fabien Orcier) vient de prendre ses fonctions dans une ville où il ne connaît personne. Son secrétaire (Christophe Vandevelde), fraîchement nommé ne peut pas le renseigner, et le Planton (Nicolas Bonnefoy) n’est là que depuis peu de temps.
Comment distinguer la vérité du mensonge dans les médisances que ses administrés ne manqueront pas de raconter ? Mais le préfet n’est pas homme à se laisser manipuler, il a le jugement clair et l’esprit subtil. Il fait établir par son secrétaire une liste des notables à recevoir en priorité : le médecin (Maxime Le Lièvre), le pharmacien (Nicolas Bonnefoy), le curé (Marc Jeancourt), l’institutrice (Sylvie Orcier).
Il n’avait pas prévu de rencontrer Oreste Campese (Mohamed Rouabhi), comédien, chef d’une troupe itinérante et familiale, dont la « roulotte » vient de brûler. Mais comme il est bienveillant, il l’accueille et lui offre un permis de transport pour se déplacer gratuitement. Campese ne demandait pas l’aumône, il souhaitait simplement que le Préfet honore de sa présence la première représentation que la troupe donnerait au théâtre municipal. Car la présence d’un préfet vaut caution et pourrait décider un public qui « n’ose pas entrer dans les théâtres ».
Mais le Préfet pense que le Théâtre est un divertissement, que lui, a des affaires plus sérieuses à traiter, et des gens plus importants que des saltimbanques à rencontrer ! Campese a beau lui avancer que son spectacle présente « des aventures calquées sur la réalité », le préfet n’en démord pas et nie même l’utilité du théâtre. Campese le défie de faire la différence entre réalité et fiction. Et comme, au lieu du permis de chemin de fer, le secrétaire lui a donné la liste des notables, qui sait si les invités ne seront pas des « personnages en quête d’auteur » ?
Alors, à chaque nouvel arrivant, le préfet doute, pose des questions pièges, fortifie ses certitudes, et naturellement…
N’en disons pas plus, Eduardo de Filippo est un maître des situations conflictuelles. Ses personnages mènent un jeu ambigu, et les comédiens dirigés par Patrick Pineau dansent une sarabande effrénée et jubilatoire. Chapeau l’artiste !
On conseillerait bien aux politiques de tous bords, que leur pouvoir enorgueillit, de méditer les mésaventures de ce préfet, et de s’en souvenir au moment où les artistes ont besoin d’une place dans la cité.
L’Art de la comédie d’Eduardo de Filippo
Traduction d’Huguette Hatem
Mise en scène de Patrick Pineau
Théâtre 71
01 55 48 91 00
jusqu’au 18 février
Tournée
26 février à Val de Reuil
1 au 5 mars Théâtre de Dijon
8 mars Le Salmanazar à Epernay
15:05 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, humour, Littérature, Livre, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, théâtre 71, eduardo de filippo, hatem | Facebook | | Imprimer
29/01/2016
Tout s’achète !
La petite ville de Güllen était jadis prospère avec ses mines, ses usines et se laminoirs. Aujourd’hui elle est ruinée et ses habitants vivent « d’allocations de chômage ». Mais heureusement, Clara Zahanassian la milliardaire, revient visiter son pays, et tous comptent sur sa générosité. Le maire en tête, toute la population courtise Alfred Ill, son ancien fiancé, afin qu’il lui fasse « cracher ses millions » en jouant sur les sentiments : « vous étiez très amis autrefois ».
Les trains ne s’arrêtaient plus à Güllen, mais quand la vieille dame tire le signal d’alarme de l’express Venise-Stockholm, baptisé Le Roland furieux, le chef de train intraitable sur « le respect de l’horaire », devient très arrangeant. Elle débarque avec toute une suite, ses maris, ses valets, ses hommes de main et dans ses bagages, un cercueil et une panthère noire. Elle se tient droite, dentelles noires et prothèses d’ivoire et d’acier, raide comme la justice qu’elle exige. En 1910, elle est partie de Güllen enceinte, misérable, accablée de honte par le déni de paternité d’Alfred. Quarante-cinq ans plus tard, on la reçoit triomphalement, avec tous les honneurs, et en travestissant la vérité. Mais elle, n’a rien oublié. Elle demande, pour réparation de son humiliation, la mort d’Alfred : « Je vous donne cent milliards, et pour ce prix, je m’achète la justice. »
La demande est immorale, cynique, elle défie les lois. Le maire est choqué, l’adjudant de gendarmerie contrarié, les citoyens offusqués. Ils refusent tous. « J’attendrai » dit Clara. Pour preuve ? Bobby, témoin acheté par Ill en 1910, est devenu, eunuque et aveugle, attaché servilement à Clara. Tout s’achète !
Car, si apparemment les Gulleniens soutiennent Alfred Ill, inexorablement leurs habitudes changent. Ils portaient des guenilles, ils achètent des vêtements à la mode. Ils marchaient pieds nus, ils acquièrent des chaussures. Ils consommaient des nourritures médiocres, ils veulent du meilleur. Ils vivent à crédit et spéculent sur la promesse de Clara, espérant qu’Ill mette fin lui-même à ses jours. Mais il a des principes, le salaud ! Et, devant la presse internationale rassemblée pour le huitième mariage de la Vieille, il faudra régler l’addition.
La Visite de la vieille dame est une fable terrifiante. Friedrich Dürrenmatt n’est pas tendre avec ses semblables. « Avec l’argent on peut s’offrir tout ce qu’on veut. » Il montre la cupidité et l’hypocrisie des humains prêts à toutes les infamies pour vivre riches. Il dénonce leur versatilité, leur duplicité, leurs opinions toutes faites, leurs haines absurdes, leur soif de vengeance, l’impossible rédemption, et même ce qu’on appelle « la théorie du complot ».
On joue souvent la pièce comme une tragédie. Omar Porras en restitue le grotesque, mêlant l’humour et l’épouvante avec un syncrétisme remarquable, fidèle à la volonté de l’auteur qui classait sa pièce comme « tragi-comédie ».
Onze comédiens rompus aux méthodes du Teatro Malandro, interprètent plus de vingt-cinq rôles. Les masques autorisent les changements de genre, d’âge, de conditions. Les corps épousent toutes les situations. Ainsi la troupe peut figurer les trains qui filent ou la forêt vibrant sous les souvenirs. Yves Adam prête sa haute silhouette à l’autorité de l’adjudant, du chef de train. Olivia Dalric incarne avec force la rigueur du proviseur et la lucidité de celle « qui se transforme lentement en assassin ». Peggy Dias donne au maire la finesse de sa cautèle. Fanny Duret, interprète l’épouse douloureuse de Ill. Karl Eberhard, est Boby, malheureuse victime de la vengeance de Clara. Adrien Gygax exalte la solennité du Curé, sa bienveillance hypocrite. Jeanne Pasquier, est huissier, enfant de chœur, journaliste, secrétaire. Tous deviennent des citoyens avides, véhéments, énergiques dans des chorégraphies inattendues. Face à eux, les deux protagonistes, Philippe Gouin, remarquable dans la mutation du personnage de Ill, fringant d’abord et de plus en plus misérable. Et Omar Porras jouant Clara claudicante et figée, puis le Speaker empressé, excité, dépassé par l’ardeur des participants, exceptionnel comédien et génial metteur en scène.
L’art d’Omar Porras transcende la comédie. Des images baroques creusent les mythes. Quand le rideau sera retombé sur le dernier rappel, on se souviendra encore de l’apparition de la Vieille Dame, immobile et terrifiante Parque, de cette forêt maléfique où les arbres sont des êtres vivants, de cette fête villageoise, où danse un squelette (Philippe Gouin), et de ce baiser que Clara, vêtue de rouge donne à Ill effondré. Baiser de la mort, dernier instant avant l’exécution.
Avec Omar Porras, La Visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt retrouve son rang de chef d’œuvre.
La Visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt
Mise en scène d’Omar Porras
Jusqu’au 29 Janvier au Théâtre 71
01 55 48 91 00
En tournée ensuite :
5 mars 2016 – Teatro Sociale – Bellinzona (Suisse) 41 91 820 24 44
10-12 mars Châteauvallon, CNCDC, 04 94 22 02 02
24-28 mars, festival iberamericano, Bogota (Colombie)
8 & 9 avril, Théâtre de Corbeil-Essonnes 01 69 22 56 19
21 & 22 avril, La Chaux-de-Fonds (Suisse) 41 32 967 60 50
27 & 28 avril, Le Carreau, Forbach, 03 87 84 64 30
4 & 5 mai, Espace Malraux, Chambéry, 04 79 85 55 43
19:31 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, Littérature, Poésie, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : théâtre, teatro malandro, théâtre 71, omar porras, dürrenmatt | Facebook | | Imprimer
30/10/2015
L’Histoire bégaie
Imaginez que le chef du gouvernement de l’Allemagne invite six millions de personnes à s’installer sur son territoire.
Comment ? Ce n’est pas une fiction ?
Mais si pourtant, c’est la fable qu’Israël Horovitz a inventée en 1996. À l’époque, il créa un chancelier Stroiber, qui, pour « effacer la honte » d’avoir anéanti six millions de juifs » pendant la guerre, invitait six millions de juifs du monde entier, à devenir allemands. L’inverse d’une diaspora, en quelque sorte, une « résilience », très positive, dirait Boris Cyrulnik.
Le concept géopolitique du lebensraum (de Raum = espace, et Leben = vie) créé par Friedrich Ratzel n’est pas nouveau. Il était destiné à favoriser la croissance d’un peuple mais le nazisme l’avait dévoyé. La pièce s’appelle Lebensraum (Espace vital). Elle bouleversa de nombreux spectateurs et anima bien des débats. Aujourd’hui qu’une chancelière invite, pour des raisons économiques, les migrants du monde à venir s’installer en Allemagne, on pourrait penser que les tensions racistes n’existent plus, que les peuples ont tiré des leçons de l’histoire, et que les puissants veillent au le bonheur de l’humanité. Il n’en est rien. L’Histoire bégaie. Et le « jamais plus ! » reste un vain mot.
La compagnie Hercub pour qui la pièce avait été écrite et qui l’avait créée à Avignon reprend Espace Vital. Sylvie Rolland, Michel Burstin et Bruno Rochette ont répondu à l’urgence de l’actualité. Ils ont revu leur adaptation, remanié le langage (en particulier celui des jeunes). Ils ont ajouté quelques allusions aux événements qui nous crucifient. Ils ont modifié le décor, (Pierre-Yves Boutrand et Nieves Salzmann). Mais ils ont gardé intacte la dénonciation de cette incapacité des hommes à vivre en frères. Ils évoluent comme en 1997 avec un talent inouï, jouant eux-mêmes une cinquantaine de personnages (costumes Élise Guillou), dans une trentaine de lieux (changements à vue), avec des langues et des accents différents. C’est toujours un miracle de fluidité, de justesse, d’intelligence. Les lumières de Stéphane Graillot y contribuent.
Chaque comédien passe du rôle de conteur à celui de personnage. Ils peuvent, à tour de rôles changer de nationalités, d’âges, de personnalités, mais jeune goy ou vieux juif, ouvrier ou chancelier, professeur ou ménagère, chacun est un individu bien défini, avec ses caractéristiques et son histoire. Ils sont drôles ou poignants. Toujours vrais.
Il faut aller les voir, les entendre, afin de redire encore, qu’ayant tous « le sang rouge et les larmes amères », nous ne sommes qu’une seule race : l’humanité.
Photos : © Philippe Cordier
Espace vital (Lebensraum) d’Israël Horovitz Adaptation, mise en scène de Sylvie Rolland, Michel Burstin, Bruno Rochette.
Théâtre du Lucernaire jusqu’au 27 novembre
Du mardi au samedi à 19 h
Dimanche à 15 h
Version 1997 éditée à L’Avant-Scène Théâtre (N°1031/1032)
12:26 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, Histoire, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, horovitz, hercub', histoire, théâtre du lucernaire | Facebook | | Imprimer