16/03/2014
Dégeler la parole
Ce n’est pas la première fois que Rabelais est adapté au théâtre, mais Jean Bellorini réussit, avec Paroles gelées, un spectacle total, un véritable chef d’œuvre.
Il cosigne l’adaptation avec Camille de la Guillonnière et met en scène, l’œuvre de Rabelais en respectant l’esprit et la lettre. Treize comédiens, chanteurs, musiciens, tous extraordinaires, se partagent les multiples rôles de la saga de Pantagruel : Marc Bollengier, François Deblock, Patrick Delattre, Karyll Elgrichi, Samuel Glaumé, Benjamin Guillard en alternance avec Teddy Melis, Camille de la Guillonière, Jacques Hadjaje, Gosha Kowalinska, Blanche Leleu, Clara Mayer, Geoffroy Rondeau, Hugo Sablic, lesquels, en dignes pantagruelistes touchent à tous les arts. La scénographie et les costumes de Lauriane Scimemi conduisent les spectateurs dans ce voyage initiatique qui conduit Pantagruel, Panurge, frère Jean et les autres aux confins de la terre, en ce lieu où les paroles sont « gelées » et où les protagonistes les libèrent.« Paroles piquantes, paroles sanglantes, paroles honorifiques » ou « mal plaisantes », ces « mots de gueule » dégèlent entre « très bons et joyeux pantagruelistes ».
Car il s’agit bien en libérant la parole, de libérer l’esprit, les mœurs, la société tout entière.
Pour ceux qui craindraient de ne pas comprendre cette langue du XVIe siècle, Jean Bellorini a prévu un interprète, Alcofribas Nazier* lui-même qui vous donne commentaire et traduction et accompagne les héros dans leur pérégrination.
Vous vous souvenez sans doute du premier conseil donné par Rabelais :
« Dépouillez-vous de toute affection
Et le lisant ne vous scandalisez »
Et de sa maxime :
« Voyant le deuil qui vous mine et consomme
Mieux est de rire que de larmes escrire
Pour ce que rire est le propre de l’homme »,
Aujourd’hui, à la question « Rabelais est-il mort ? » Jean Bellorini répond :
« Non sa meilleure part a repris ses esprits
Pour nous faire présent de l’un de ses escrits
Qui le rend entre tous, immortel et fait vivre »
Alors ? Courez vite vous réchauffer aux Paroles gelées.
Alcofribas Nazier* : Anagramme et pseudonyme de François Rabelais
Création en janvier 2012 au Théâtre National de Toulouse, Paroles gelées a reçu en 2012 le Prix Jean-Jacques Lerrant du Syndicat de la critique (révélation théâtrale de l’année) et en avril 2013 le Prix de la mise en scène au Palmarès du Théâtre.
Paroles gelées d'après l'oeuvre de François Rabelais
adaptation Jean Bellorini et Camille de la Guillonnière
Théâtre du Rond-Point
en salle Renaud-Barrault
01 44095 98 21
jusqu’au 4 avril 2014, 21h
dimanche à 15h relâche les lundis
Tournée
9 - 15 avril 2014 au Grand T, Nantes (44)
23 et 24 avril 2014 à Bonlieu Scène nationale d’Annecy (74)
12 mai 2014 Espace Jean Legendre, Compiègne (60)
27 mai 2014 Granit - Scène nationale de Belfort (90)
12:30 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, humour, langue, Littérature, Livre, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, littérature, rabelais, bellorini | Facebook | | Imprimer
13/03/2014
Ce mal qui répand la terreur
La peste est une thématique récurrente dans l’œuvre de Camus. Elle est ce mal infectieux qui contamine les hommes, et qui, gagnant de foyer en foyer, répand la terreur et la mort. Dans La Peste (1947), l’épidémie, à Oran, ravage la cité, sépare les familles, les amis, l’isole du reste du monde. Elle représente la peste brune, le nazisme, qui de 1937 à 1945, s’était étendu sur le monde. Avec État de siège (1948), Camus reprend la métaphore de la peste pour en faire un personnage (Simon-Pierre Boireau), allégorie du Mal « qui répand la terreur »*. La parole de Camus résonne forte et claire grâce à l’adaptation et la mise en scène de Charlotte Rondelez qui font d' État de siège un auto sacramental païen, où Diego (Adrien Jolivet), l’homme juste, sauve les hommes, par son refus de l’arbitraire et par son sacrifice christique.
Le décor de Vincent Léger est composé de panneaux coulissants, couleur bronze, laissant voir, à mi-hauteur dans le lointain, des immeubles éclairés, ou le ciel étoilé, et quand les panneaux s’ouvrent, les croix d’un cimetière. Le faîte de ces portes devient un cadre de scène pour un théâtre de marionnettes (création Juliette Prillard) manipulées à vue par les comédiens (Claire Boyé, Benjamin Broux, Adrien Jolivet, Antoine Seguin) qui leur prêtent voix et visages, et figurent des hommes atrophiés, tout un peuple asservi qui consent à l'esclavage. Les lumières de Jacques Puisais cernent les personnages.
La Peste a le regard clair et cruel, le sourire ironique, il apporte « l’organisation », sa secrétaire (Cécile Espérin) est aimable, séduisante, le Gouverneur (Antoine Seguin), « roi de l’immobilisme », est lâche, Le Ministre (Benjamin Broux) est servile. Vite corrompu, il corrompt à son tour les citoyens. Ils voulaient éviter la maladie et la mort. Ils ont choisi le « le pire », c’est-à-dire, l’arbitraire, l’humiliation, et ils auront la mort de toute façon. La parabole court, limpide, les comédiens entraînent les spectateurs dans l’angoisse suscitée par la situation. Le mauvais air de la contagion étreint jusqu’à la suffocation.
Diego, l’homme révolté résiste. Il aimerait bien vivre d’amour et de liberté avec la sensuelle Victoria (Claire Boyé) mais il ne peut se résoudre à abandonner ses frères humains. Il est médecin et il n’a pas peur de la mort. Il défie l’administration, refuse la collaboration, fait renaître l’espoir, et libère la cité du Mal.
Son dévouement ne sera-t-il pas vain ? L’anarchiste Nada (Antoine Seguin) le craint. « Nous étions muets, nous allons devenir sourds » dit-il. Car la Peste partie, les chefs anciens rappliquent et Victoria pleure son amour.
Camus est bien pessimiste et « la face de Dieu, affreuse » ! La démocratie retrouvée sera vite mystifiée si les hommes ne changent pas. Et ont-ils envie de changer ? La liberté est un combat, et la tâche de l'homme rejoint la peine de Sisyphe.
Photo : © Victor Tonelli
* Les Animaux malades de la peste, La Fontaine.
État de siège d’Albert Camus
Adaptation et la mise en scène de Charlotte Rondelez
Théâtre de Poche-Montparnasse
Depuis le 4 mars
Du mardi au samedi à 19h , dimanche 17 h 30
01 45 44 50 21
23:41 Écrit par Dadumas dans Histoire, Littérature, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, théâtre de poche-montparnasse, camus, charlotte rondelez | Facebook | | Imprimer
31/01/2014
Fille d'alliance et frère de coeur
L’amitié entre Montaigne et La Boétie, a été source de longues dissertations, et sans doute fera-t-elle encore polémique aujourd’hui.
Jean-Claude Idée imagine, à partir des Essais, la rencontre en 1588, de Montaigne et de Marie de Gournay celle qui sera sa « fille d’alliance », son dernier amour, et sa fidèle éditrice. Et La Boétie ? Il est mort depuis vingt-cinq ans. Mais nous savons bien que l’ami mort, le « frère » de coeur, l’absent tant aimé hante Montaigne et que ce dernier écrit pour continuer de dialoguer avec son autre moi. La voix de La Boétie s’inscrit dans celle de Montaigne qui dégèle la parole du mort dont il se nourrit pour poursuivre l'amitié.
« Privé de l’ami le plus doux, le plus cher et le plus intime, et tel que notre siècle n’en a vu de meilleur, de plus docte, de plus agréable et de plus parfait »* , Montaigne écrit Les Essais. La première édition paraît en 1580. Il va l’enrichir « d’allongeailles » qu’il confiera à Marie de Gournay.
Marie fut-elle aussi impétueuse que Jean-Claude Idée la conçoit ? Sans aucun doute, puisque Montaigne parle de « la véhémence fameuse dont elle (l)’aima »**. Katia Miran donne à Marie une beauté que les portraits d’icelle infirment. La comédienne rayonne d’intelligence, d’alacrité, et donne au spectateur envie d’en savoir plus sur cette femme qui fut la première à revendiquer le titre de « femme de lettres » en un siècle où son sexe était « interdit de tous les biens »* et privé de liberté.
Cependant, il semble que Montaigne (Emmanuel Dechartre) ne fut pas aussi grincheux qu’il est montré sur scène puisque, dès le lendemain du jour où il reçut sa lettre, il courut rencontrer celle qui lui exprimait « l’estime qu’elle faisait de sa personne et de ses livres ». Emmanuel Dechartre montre d’abord un Montaigne dépassé par cet amour, plus ennuyé qu’ébloui par la jeune personne et qui peu à peu cède. « Aymée de moi, beaucoup plus que paternellement », écrit-il encore, celle qui fut « une des meilleurs parties de (son) être »**, l’accusa-t-elle d’avoir « trahi La Boétie » ? Nous en doutons. La « fille » ne remplacera jamais « le frère » absent. Montaigne, en ces temps de guerre civile pouvait-il sans danger publier in extenso les œuvres de son ami La Boétie ? Ne lui rend-il pas justice dès le livre I (chapitre XXVIII) ?
Mais peut-être cette accusation était-elle nécessaire à la dramaturgie. Adrien Melin qui joue ce La Boétie, mort jeune, s’oppose avec fougue à l’homme de cinquante-cinq ans et donne à ce conflit une force d'autant plus plaisante qu'il n'est visible que pour Montaigne. Le décor de Bastien Forestier, les costumes de Sonia Bosc inscrivent sans afféterie, l’histoire dans la fin du seizième siècle.
Le jeu, bien sûr, va consister pour les spectateurs « montaignophiles », à reconnaître tel passage de Montaigne, attribué à l’une ou à l’autre. Ceux qui gagnent seront ceux qui pourront préciser dans quel livre, dans quel chapitre.
Il n’y aura pas de perdant, car en lisant Montaigne on apprend à réfléchir, ce qui manque cruellement à notre époque…
* Michel de Montaigne,Lettre de Montaigne à son père
* * Michel de MontaigneLes Essais, livre II, chapitre XVII.
*** Marie de Gournay, « J’étais sa fille, je suis son sépulcre ; j’étais son second être, je suis ses cendres. Lui perdu, rien ne m’est resté, ni de moi-même, ni de la vie, sauf justement ce que la fortune a jugé qu’il en fallait réserver pour y attacher le sentiment de mon mal. » (Lettre)
Photos © Lot
Parce que c’était lui ou Montaigne et La Boétie d’après Les Essais de Montaigne
par Jean-Claude Idée
Petit-Montparnasse à 21 h
01 43 22 77 74
depuis le 21 janvier
21:04 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, Littérature, Livre, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : théâtre, petit-montparnasse, montaigne, emmanuel dechartre, jean-claue idée | Facebook | | Imprimer