30/09/2016
La crise du personnage
Qu’arriverait-il, au théâtre, si le personnage conçu par l’auteur refusait de suivre sa condition ? Le « cours des choses » en serait-il modifié ? Quels rapports y a-t-il entre l’auteur et ses protagonistes ? Entre les personnages et les personnes ? Et comment accepter les conventions du théâtre quand on réclame la vérité ?
Arnaud Denis, comédien et metteur en scène, devient auteur pour poser ces questions dans Le Personnage désincarné.
Il imagine que, Grégoire (Audran Cattin), le personnage principal, en pleine représentation, refuse la destinée que l’auteur (Marcel Philippot) lui a tracée. Bloquant les autres protagonistes, Grégoire interrompt le spectacle. L’auteur est furieux, il temporise, louvoie, supplie, flatte, encourage et finit par menacer. Le régisseur (Grégoire Bourbier) intervient, prenant le parti du personnage. C’est la crise !
Les débats vont reprendre à l’université, car on reconnaît là les discussions dramaturgiques que les théâtrophiles animent depuis des siècles. Le cinéma même s’en était emparé avec La Rose pourpre du Caire (Woody Allen). Arnaud Denis y ajoute des références théâtrales chères à nos cœurs. On reconnaît l’Alceste de Molière qui se plaint : « Non vous ne m’aimez pas comme il faut que l’on aime » (Le Misanthrope Acte IV, 3), reprise de Don Garcie de Navarre (Acte I, 3) : « Quand vous saurez m’aimer comme il faut que l’on aime. » Et, dans la relation qui s’établit entre Grégoire et son auteur on pense au Pridamant de L’Illusion comique (Acte V, 5), ce père douloureux à la recherche de son fils.
Auteur de la pièce et auteur de ses jours ? La thématique se développe aussi autour des malentendus entre les pères et les fils. Le propos touche à l’universel.
Arnaud Denis est metteur en scène de son œuvre et il s’entoure d’une équipe brillante. Le décor d’Erwan Creff crée l’illusion de la perspective infinie, tandis que les lumières de Laurent Béal installent les apparences.
Marcel Philippot interprète admirablement le père revêche, tyrannique, incompris, qui se sent « trop vieux pour avoir des illusions », comme Faust « trop vieux pour être sans regrets. » Face à lui, Audran Cattin, joue la fragilité avant de devenir révolté puis autoritaire et cynique. Belle évolution du personnage ! Grégoire Bourbier donne au régisseur des accents protestataires. Mais on convient enfin de l'importance du public car : « C'est celui qui est dans la salle qui a le pouvoir. » Voilà la vérité vraie...
L’art ou la vie ? Le drame s’achève, mais la question reste ouverte…
Photos : © LOT
Le Personnage désincarné d’Arnaud Denis, mise en scène de l’auteur.
Théâtre de la Huchette
01 43 26 38 99
Du mardi au samedi à 21 h
Samedi à 16 h
Le texte de la pièce est publiée aux éditions de La Librairie théâtrale
3, rue Marivaux 75002 Paris
Arnaud Denis y signera son oeuvre, lundi 10 octobre à 18 h
11:32 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, Livre, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, théâtre de la huchette, arnaud denis | Facebook | | Imprimer
28/09/2016
Le jeu du désamour
Ces deux-là n’auraient jamais dû se rencontrer. Elle, Marguerite (Myriam Boyer) petite-fille de bourgeois chef d’entreprise, et lui, Émile (Jean Benguigui), vrai prolo. Mais ils vivent dans le même quartier d’une banlieue où les prometteurs immobiliers démolissent les pavillons et les usines désaffectées. Elle est veuve, lui aussi. Ils avaient cru qu’ « unir leurs solitudes » suffirait à recréer un couple. Celui du Chat dans le roman de Georges Simenon est terrifiant de détestation. Pour la première fois au théâtre, l’adaptation du roman, signée Christian Lyon et Blandine Stintzy restitue l’atmosphère sombre du roman.
Elle aime la grande musique, lui préfère guincher dans les guinguettes. Elle a un perroquet, Coco, parce que « ça lui fait quelqu’un à qui parler ». Il a reporté toute son affection sur le chat qu’il a recueilli, et nommé Joseph. Elle est bigote et trouve choquant de donner un nom de saint à un animal. Femme de principes et homme intègre, ils ont vécu jusqu’alors des petites vies résignées et remué des pensées mesquines. Ils ne vont pas réussir à s’apprivoiser. Car, comme toujours chez Simenon, les protagonistes, contraints par leur position sociale, ont un passé qui brise tout élan vers l’autre. Quand le chat meurt, les couteaux sont tirés, les hostilités commencent.
Nous ne saurons jamais qui a tué le chat Joseph, mais peu à peu, par des retours en arrière, des bonds au présent, nous apprendrons tout du désert affectif de Marguerite et d’Émile.
La mise en scène de Didier Long présente remarquablement les trois temps de ce jeu du désamour. Dans les lumières de Philippe Sazerat, le décor Jean-Michel Adam installe à jardin, la cuisine de formica, modeste et propre, à cour le salon, simple et confortable. Au centre de la scène un panneau tournant montre le temps de la rencontre et de l’espoir, avec l’image colorée et chaude d’une petite rue provinciale pavée, bordée de charmantes maisonnettes. Puis vient le temps des malentendus, avec les pavillons murés et le ciel gris rayé par le bras d’une grue menaçante. Enfin, apparaît le temps de la malveillance et des antagonismes, avec l’amas de gravats et de moellons, les grues, et une bande sonore insidieuse qui use les nerfs et empêche toute communication. La musique de François Peyrony souligne les sentiments des deux personnages. Il est odieux. Elle devient abominable. Ils se haïssent et chacun sait que « la haine est l’hiver du cœur »[1].
Myriam Boyer interprète une Marguerite revêche, guindée, mais attendrissante par instants, murée à jamais dans une posture d’enfant, bouleversante dans sa confession : « mon cœur n’a pas grandi, il s’est recroquevillé. » Jean Benguigui compose un balourd impressionnant qui voudrait bien faire et n’en peut mais.
La direction d’acteurs de Didier Long les rend poignants tous les deux. Nous ne pourrons pas donner raison à l’un ou l’autre, car c’est cet étrange duo qui nous émeut et qu’il faut voir. Nous en serons peut-être plus indulgents envers ceux que la vie a malmenés.
Le Chat d’après l’œuvre de Georges Simenon
Adaptation de Christian Lyon et Blandine Stintzy
Mise en scène de Didier Long
Théâtre de l’Atelier
01 46 06 49 24
Du mardi au samedi 21 h
Dimanche à 15 h
[1] -Victor Hugo. Les Contemplations, « Il fait froid ».
11:35 Écrit par Dadumas dans Blog, Littérature, Livre, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : théâtre, théâtre de l'atelier, simenon, didier long, myriam boyer, jean benguigui | Facebook | | Imprimer
22/09/2016
Comment Cyrano vint à Rostand
Vous aviez découvert en Alexis Michalik un auteur, metteur en scène prometteur, dirigeant avec brio une troupe jeune et sympathique dans Le Porteur d’histoire. Vous l’aviez retrouvé avec bonheur dans Le Cercle des illusionnistes. Vous allez maintenant l’adorer avec Edmond.
Il nous conte ici la création d’une des plus célèbres pièces de notre répertoire, celle qui fait salle comble quand on la joue, qui soulève l’adhésion de tous les spectateurs, mais qui distribue une trentaine de rôles, demande une foultitude de figurants, cinq décors différents, des costumes historiques et une multitude d’accessoires. Vous avez deviné ? Cyrano de Bergerac d’Edmond… Rostand ! Bien sûr !
Or, quand l’action commence, en 1895, Les Romanesques, et La Princesse lointaine, même interprétée par Sarah Bernhardt (Valérie Vogt), n’ont guère obtenu de succès. La critique dédaigne les « anachronismes de son style », le public boude, et les directeurs de théâtre réclament une comédie. Edmond, marié à Rosemonde Gérard (Anna Mihalcea), poétesse de son état, doit nourrir sa famille. Il a déjà deux fils : Maurice et Jean. Son inspiration semble tarie et il tire le diable par la queue. Pourtant c’est à lui que Benoît Constant Coquelin, dit Coquelin aîné (Pierre Forest), directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin commande une pièce. « Il faut juste l’écrire » !
Et Edmond va trouver un sujet, construire l’intrigue, se plier aux caprices de la comédienne principale, satisfaire le commanditaire, exaucer les vœux de son ami Léonidas (Kevin Garnichat), résister aux intrigues des producteurs (Christian Mulot et Pierre Bénézit), à la jalousie de Rosemonde, aux avances de Jeanne (Stéphanie Caillol), au scepticisme des deux Georges illustres, Courteline (Régis Vallée) et Feydeau (Nicolas Lumbreras)… Comment Cyrano vint à Rostand ? Et comment Rostand fit de son personnage un être éternel ? Alexis Michalik vous emporte dans une aventure inoubliable.
Les répétitions sont chaotiques. Elles commencent avant que l’écriture de la pièce soit terminée. La production manque de moyens. La Comédie-Française signifie à Coquelin une interdiction de jouer à Paris. La comédienne principale, Marie Legault (Christine Bonnard) se fait porter pâle le soir de la première.
Et pourtant… Ce sera un triomphe !
Le talent d’Alexis Michalik est de vous faire vivre les « coulisses » de la création. Il réinvente les instants où un auteur fait son miel de tout ce qu’il entend. Il se plaît à mêler les personnages célèbres comme Tchekhov (Nicolas Lumbreras), et son ami Stanislavski (Pierre Bénézit), Jules Clarétie (Christian Mulot), Maurice Ravel (Nicolas Lumbreras) ou le fils Coquelin (Régis Vallée) et les inconnus anonymes, comme cet Honoré (Jean-Michel Martial), cafetier en butte au racisme, et les serveuses, les filles de joie, les journalistes, les machinistes et les spectateurs. Il montre comment quelques mots peuvent éveiller une idée, comment l’objet inanimé peut déclencher une parole, une rencontre susciter une situation. Edmond (Guillaume Sentou) transforme ainsi la réalité de son quotidien en épopée.
La recette ? Pour Edmond le génie poétique et une devise en trois A : agir, avancer, aimer. Pour Alexis Michalik une verve dramatique inventive inépuisable et une troupe soudée par le talent et l’intelligence. Admirables trouvailles ! Les douze comédiens portés par un texte jubilatoire, secondés par des extraits éblouissants de Cyrano, passent d’un rôle à l’autre, de la fiction de Cyrano à celle d’Edmond. Ils déménagent les meubles, roulent et déroulent les tapis, changent de costumes (signés Marion Rebmann), de personnages, d’attitudes, de situations avec une maîtrise incroyable (scénographie de Juliette Azzopardi).
On en oublierait presque de faire remarquer à l’auteur que ce n’est pas Jeanne l’habilleuse qui joua Roxane le soir de la première en décembre1897, mais Rosemonde, l’épouse fidèle, copiste de la pièce, assistante aux répétitions, soutien inébranlable d’un auteur qui n’avait pas encore connu le succès.
Mais c’est une broutille. Dans la salle, on est transporté par l’enthousiasme et debout à la fin, comme tout le monde, on applaudit à tout rompre. Quelle prodigieuse soirée ! Comme ils savent bien nous donner le goût du théâtre ! Moments inouïs, grandioses !
Courez-y et vite !
Photos © Alejandro Guerrero
Edmond d’Alexis Michalik
Théâtre du Palais-Royal
01 42 97 40 00
du mardi au samedi à 21 h, dimanche à 16 h 30
22:52 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, humour, Littérature, Musique, Poésie, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, edmond rostand, alexis michalik, théâtre du palais royal | Facebook | | Imprimer