16/03/2014
Les vertus qu’on exige des maîtres
Arlequin (Jérémy Lopez) et son maître Iphicrate (Stéphane Varupenne) rescapés d’un naufrage se retrouvent sur l’île des esclaves, territoire où « des esclaves de la Grèce, révoltés contre leurs maîtres », se sont établis et leur loi serait « de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage ». On comprend que le maître est inquiet tandis qu’Arlequin est satisfait… Trivelin (Nâzim Boudjenah) le rassure, on se contente de corriger leurs défauts en inversant les rôles. Pour Euphrosine (Catherine Sauval) et son esclave Cléanthis (Jennifer Decker) qui débarquent, même peine, même motif.
Ils ont été des maîtres tyranniques, vains et dédaigneux, ils vont devoir subir les injures, les arrogances de la part de ceux qu’ils ont méprisés. Marivaux, esquisse donc en 1725, ce qui deviendra, cinquante ans plus tard chez Beaumarchais, une des revendications de Figaro dans le Barbier de Séville : « Aux vertus qu'on exige dans un domestique, votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets ? ».
Mais l’heure n’est pas encore à la satire, les valets se montrent généreux envers leurs maîtres qui n'ont pas encore acquis beaucoup de vertus, mais regrettent leurs fautes, première étape de l’épreuve. Ils jurent de s’amender. Seront-ils s'en souvenir quand ils regagneront leur patrie ?
Les lumières de Pascal Noël glissent dans un décor de toiles nuançant tous les ocres (Scénographie Lisa Navarro), les impétrants abandonnent leurs vêtements familiers et revêtent un pantalon écru et une tunique pourpre, galonnée pour les esclaves (Costumes Bernadette Villard). La mise en scène de Benjamin Jungers est simple et claire et les comédiens semblent déguster le texte de Marivaux, souligné d’une musique ironique de Denise Chouillet, interprétée clarinettiste Fabrice Villard.
L’Île des esclaves n’est peut-être pas la pièce engagée que certains souhaiteraient, mais elle contribue au combat, ne serait-ce que pour une belle langue, le français.
Photo : © Cosimo Marco Magliocca
L’Île des esclaves de Marivaux
Studio-théâtre de la Comédie-Française
Du mercredi au dimanche à 18 h 30
01 44 58 98 58
19:25 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, éducation, langue, Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, marivaux, comédie-française, littérature | Facebook | | Imprimer
Dégeler la parole
Ce n’est pas la première fois que Rabelais est adapté au théâtre, mais Jean Bellorini réussit, avec Paroles gelées, un spectacle total, un véritable chef d’œuvre.
Il cosigne l’adaptation avec Camille de la Guillonnière et met en scène, l’œuvre de Rabelais en respectant l’esprit et la lettre. Treize comédiens, chanteurs, musiciens, tous extraordinaires, se partagent les multiples rôles de la saga de Pantagruel : Marc Bollengier, François Deblock, Patrick Delattre, Karyll Elgrichi, Samuel Glaumé, Benjamin Guillard en alternance avec Teddy Melis, Camille de la Guillonière, Jacques Hadjaje, Gosha Kowalinska, Blanche Leleu, Clara Mayer, Geoffroy Rondeau, Hugo Sablic, lesquels, en dignes pantagruelistes touchent à tous les arts. La scénographie et les costumes de Lauriane Scimemi conduisent les spectateurs dans ce voyage initiatique qui conduit Pantagruel, Panurge, frère Jean et les autres aux confins de la terre, en ce lieu où les paroles sont « gelées » et où les protagonistes les libèrent.« Paroles piquantes, paroles sanglantes, paroles honorifiques » ou « mal plaisantes », ces « mots de gueule » dégèlent entre « très bons et joyeux pantagruelistes ».
Car il s’agit bien en libérant la parole, de libérer l’esprit, les mœurs, la société tout entière.
Pour ceux qui craindraient de ne pas comprendre cette langue du XVIe siècle, Jean Bellorini a prévu un interprète, Alcofribas Nazier* lui-même qui vous donne commentaire et traduction et accompagne les héros dans leur pérégrination.
Vous vous souvenez sans doute du premier conseil donné par Rabelais :
« Dépouillez-vous de toute affection
Et le lisant ne vous scandalisez »
Et de sa maxime :
« Voyant le deuil qui vous mine et consomme
Mieux est de rire que de larmes escrire
Pour ce que rire est le propre de l’homme »,
Aujourd’hui, à la question « Rabelais est-il mort ? » Jean Bellorini répond :
« Non sa meilleure part a repris ses esprits
Pour nous faire présent de l’un de ses escrits
Qui le rend entre tous, immortel et fait vivre »
Alors ? Courez vite vous réchauffer aux Paroles gelées.
Alcofribas Nazier* : Anagramme et pseudonyme de François Rabelais
Création en janvier 2012 au Théâtre National de Toulouse, Paroles gelées a reçu en 2012 le Prix Jean-Jacques Lerrant du Syndicat de la critique (révélation théâtrale de l’année) et en avril 2013 le Prix de la mise en scène au Palmarès du Théâtre.
Paroles gelées d'après l'oeuvre de François Rabelais
adaptation Jean Bellorini et Camille de la Guillonnière
Théâtre du Rond-Point
en salle Renaud-Barrault
01 44095 98 21
jusqu’au 4 avril 2014, 21h
dimanche à 15h relâche les lundis
Tournée
9 - 15 avril 2014 au Grand T, Nantes (44)
23 et 24 avril 2014 à Bonlieu Scène nationale d’Annecy (74)
12 mai 2014 Espace Jean Legendre, Compiègne (60)
27 mai 2014 Granit - Scène nationale de Belfort (90)
12:30 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, humour, langue, Littérature, Livre, Politique, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, littérature, rabelais, bellorini | Facebook | | Imprimer
24/01/2014
Un "incurable amour"
Hippolyte (Thomas de la Taille) veut quitter Trézène pour partir à la recherche de son père Thésée (Jean-Marie Bellemain) disparu lors de conquêtes improbables. Son précepteur, Théramène (Michel Pilorgé) soupçonne d’autres raisons, et, en effet, le jeune homme avoue qu’il est tombé amoureux de « la charmante Aricie » (Clémentine Stépanoff ou Maryvonne Coutrot), fille et sœur des ennemis de son père.
Mais plutôt que de fuir un amour partagé, le jeune homme devrait éviter la passion coupable de la Reine. Phèdre (Sonia El Houmani) en est tombée amoureuse dès qu’elle l’a vu, et, si elle reconnaît « Vénus et ses feux redoutables », si elle a dissimulé sa passion sous le masque de la haine, l’annonce de la mort de Thésée, les mauvais conseils de sa nourrice Oenone (Christine Narovitch) la conduiront à avouer cet "incurable amour" et à faire des avances au jeune homme, qui, s'échappe épouvanté, alors qu’elle lui a pris son épée.
Objet phallique, objet du délit, et Oenone fabrique le mensonge et l’accusation quand inopportunément le mari rapplique ! La femme de Putiphar accusa Joseph, Phèdre, par la bouche d’Oenone accuse Hippolyte.
Malédictions et morts !
Les murs de pierres apparentes du Théâtre de Nesle sont déjà un décor et pour Phèdre, dispensent le metteur en scène, Bernard Belin, de tout décor construit. Il y trouve aisément « l’épure, la sobriété » qu’il recherche pour Racine. Et, comme la scène manque de dégagement, il résout aisément le problème en faisant sortir souvent les comédiens côté public.
Mais que n’a-t-il donné plus de cohésion à sa troupe en choisissant les costumes dans le stock de Bruno Marchini ?
Si la robe de velours rouge, drapée à l’antique de Phèdre, est royale, avec ses « vains ornements », ceinture et bijoux, pourquoi Thésée avance-t-il habillé en Clovis, roi des Francs, tandis qu’Hippolyte semble sortir de Lorenzaccio, Théramène du Roi s’amuse, et Oenone d’On ne badine pas avec l’amour (rôle de Madame Pluche) ? La sobre vêture noire liserée d’or d’Aricie et Panope/Ismène (Margaux Laplace ou Sophie Fontaine) donne plus de vraisemblance à leurs scènes.
On retiendra les noms de ces jeunes femmes qui jouent avec naturel les rôles secondaires. Christine Narovitch module admirablement le vers de Racine et confère à Oenone la dimension poignante de celle qui « a tout quitté » pour servir sa maîtresse.
Vous connaissez la fin tragique d’Hippolyte, Michel Pilorgé en fait un récit détaillé, sans emphase, avec une émotion contenue, déchirante, qui installe dans la salle ce silence ébloui où plus un fauteuil ne craque, et où cessent les bruits familiers parasites.
Raison de plus de ne pas manquer cette Phèdre !
Photos : © François Vila
Phèdre de Racine
Théâtre de Nesle* jusqu’au 15 février,
Les jeudi, vendredis et samedis à 21 h
01 46 34 61 04
· voir également la programmation jeune public sur
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16:21 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : théâtre, littérature, racine, théâtre de nesle, bernard belin, christine narovitch, michel pilorgé, maryvonne courtrot, margaux laplace | Facebook | | Imprimer