17/03/2013
Le soleil noir de l’angoisse
Le Musée d’Orsay ouvre ses portes sur une très belle exposition : L’Ange du bizarre qui s’inscrit dans « le Romantisme noir ». Il s’agit de cette création artistique qui, du XVIIIe à nos jours cultiva la peur des démons et de la mort.
Pour les commissaires de l’exposition : « Cet univers se construit à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre dans les romans gothiques, littérature qui séduit le public par son goût du mystère et du macabre. »
Il semble pourtant que, dès Shakespeare, le fantastique ait sa place dans la littérature, que les sarabandes macabres dansent sur les chapiteaux des églises médiévales, et chaque apprenti latiniste se souvient avoir eu à traduire une histoire de fantôme du temps de Pline.
Bien sûr, tous les contes qui couraient dans les campagnes avec leurs lots de dames blanches, de chasseurs noirs, de vouivre, d’Ankou, de farfadets, d’ogres, de diables, n’ont été recueillis qu’au XIXe siècle, mais rendons à l’art ses racines populaires et païennes, comme le souhaitaient, justement, les Romantiques.
Le terme de « romantisme noir » n’apparaît qu’en 1930 en sous-titre d’un ouvrage de Mario Praz, qui voit, dans le marquis de Sade « le fondateur du genre ». Mais l’exposition montre bien que la part d’ombre de l’Homme, existe depuis longtemps.
Elle commence ici, avec Pandémonium de John Martin, inspiré du Paradis perdu de Milton, dont la source se trouve dans La Bible même. Les mythologies, chrétiennes ou païennes ont leurs interdits, et « le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l’humanité. » (Bergson).
Ainsi naît ce voyage dans « l’inquiétante étrangeté » dont parle Freud, et qui n’a cessé d’inspirer les poètes, les peintres, les graphistes, les musiciens et les cinéastes (Murnau, Dreyer, Lang, Buñuel).
Sous le pinceau de Blake l’Anglais, et Goya l’Espagnol, naissent les mêmes monstres. Les sorcières, les démons, les damnés qui hurlent dans Shakespeare, Goethe, Milton, inspirent Füssli et Delacroix. Les paysages s’animent dans les dessins à la plume de Hugo, les tableaux de Friedrich et de Blechen.
Et les hommes s’abandonnent à leurs instincts et à leurs terreurs.
Les pères de l’Église pointaient une responsable : la Femme. Elle est partout dans la création artistique et les voix de Michelet, ou de Hugo pour la défendre, n’empêchent pas qu’on la tienne pour coupable de la perversité de notre monde. Mais les œuvres sont si belles, si impressionnantes qu’on aurait tort de les censurer. Allez vite les (re)voir.
L’exposition s’arrête aux années 20, l’inspiration ne s’achève pas là. Elle est comme l’eau d’un fleuve, sous le soleil noir de l’angoisse, jamais la même et toujours féconde.
L’Ange du bizarre
Le Romantisme Noir de Goya à Max Ernst
Musée d’Orsay
01 40 49 48 14
jusqu’au 9 juin
19:22 Écrit par Dadumas dans Blog, culture, éducation, exposition, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : exposition, romantisme, musée d'orsay, littérature | Facebook | | Imprimer
20/02/2013
Drôles de vivants !
On connaît la verve grotesque de Gogol dans Le Revizor (1836), où il brosse un tableau au vitriol d’une société provinciale corrompue avec ses hobereaux vaniteux, ses fonctionnaires vindicatifs et ses moujiks misérables, abrutis par des siècles d’obéissance apeurée.
Quand il écrit Les Âmes mortes, Gogol cultive cette vis comica.
De ce roman dont la deuxième partie demeura inachevée, Anton Kouznetsov et Laurent Lejop tirent une adaptation théâtrale réjouissante, à la fois récit et jeu avec trois comédiens pour interpréter une quarantaine de personnages.
La scène commence avec Hervé Briaux incarnant l’auteur, inconsolable de la mort de Pouchkine, son maître, à qui il voue un véritable culte. Dans le mur du fond une femme chante sur un balcon. Elle sera la Femme universelle, lui sera l’incarnation de la Russie éternelle avec tous ses propriétaires terriens possesseurs d’esclaves. Puis entre en scène, accompagné d’une musique clownesque, le protagoniste de la fable, Tchitchikov (Laurent Manzoni), un escroc en costume de shantung rouge vif aux reflets sombres.
Tchitchikov a imaginé une arnaque infaillible. Comme le recensement terrien ne se fait que tous les cinq ans, qu’entre les deux moments où les listes sont enregistrées, des serfs mâles que la loi appellent « âmes » meurent, il suffit à celui qui ne possède pas de terres de racheter, à vil prix, si ce n'est pour rien, ces « âmes », et de les déclarer « vivants » sur une terre lointaine ou imaginaire pour se dire « propriétaire ». Drôles de vivants que ces « âmes mortes » ! Mais on peut alors demander une hypothèque sur ce domaine et toucher une certaine somme de l’État.
Prévarication ? Le vilain mot ! Disons que Tchitchikov se débrouille.
Cauteleux avec les puissants, il sait se faire ouvrir toutes les portes, et à coups de flatteries parvient à duper son monde. Défile alors une troupe insensée de propriétaires : l’imbécile prétentieux, la vieille méfiante, le joueur, l’avare, l’ours, et la filouterie manque de peu le succès.
Il paraît que Pouchkine, qui avait soufflé le sujet à Gogol, s’était inspiré d’un fait divers.
Belle mentalité que ces Russes décadents !
Et belle occasion de rire, car la ronde infernale de Tchitchikov avec ses deux protagonistes transformistes ne manque ni de rythme, ni de saveur.
Photo : © Victor Tonelli / artcomart
Les Âmes mortes d’après Gogol
Traduction d’André Markowicz,
mise en scène d’Anton Kouznetsov
jusqu’au 23 février
Théâtre 71 à Malakoff
mardi, vendredi à 20 h 30
mercredi, jeudi, samedi à 19 h 30
01 55 48 91 00
18:06 Écrit par Dadumas dans culture, humour, Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : théâtre, théâtre 71, littérature, gogol, kouznetsov | Facebook | | Imprimer
01/02/2013
Une force qui va
Il peut paraître paradoxal de monter un drame romantique sur un plateau nu, en bi-frontal. Comment cacher le roi Don Carlos dans la chambre de Doña Sol au premier acte et le rebelle Hernani au troisième ? Devant quoi Don Ruy va-t-il faire l’éloge de ses ancêtres au même acte ? Comment Carlos va-t-il descendre dans le tombeau de Charlemagne au quatrième ? Et pas de terrasse, de jardin de nuit étoilée au dernier acte ? Notre esprit d’hugolienne redoutait cet Hernani.
Nous avions tort.
Nicolas Lormeau qui a créé le spectacle au « Printemps des comédiens » à Montpellier la saison dernière a fait confiance au texte de Hugo et à ses comédiens. Il a supprimé la figuration, les valets, leurs flambeaux, les pages, les marquis, les comtes, les courtisans, les montagnards, les foules tumultueuses, les hommes d’armes, les conspirateurs, les invités de la noce, les masques, et rangé au magasin des accessoires, les fauteuils, les bancs, les panoplies, les armures, les portes dérobées et les portraits. Hernani, dans son dépouillement n’est plus qu’une « une force qui va », contre l’adversité. Les didascalies nécessaires à la compréhension du texte seront dites, en voix off par Thierry Hancisse.
Vous vous rappelez l’histoire ? Doña Sol (Jennifer Decker), jeune noble orpheline, doit épouser son oncle et tuteur, le Duc Don Ruy Gomez Da Silva (Bruno Raffaelli). Mais la belle reçoit dans sa chambre, le soir un «jeune amant sans barbe à la barbe du vieux. » Il s’agit d’Hernani (Félicien Juttner), fils du duc de Segorbe et de Cardona, condamné à mort par le précédent roi qui l’a dépouillé de ses titres et ses terres. Hernani rôde avec une bande de montagnards qualifiés de « bandits » par le roi Carlos (Jérôme Pouly) dont il cherche à se venger. Et ce roi, figurez-vous qu’il est aussi amoureux de Doña Sol, qu’il a soudoyé la duègne, Doña Josefa (Françoise Gillard) pour s’introduire, avant Hernani dans la chambre. Quand Don Ruy survient, impromptu, le roi prétend qu’il est là, incognito, afin de le consulter sur un sujet politique : sa candidature à l’empire d’Allemagne et que le seigneur qui l’accompagne est « quelqu’un de (sa) suite »… Il s’agit de poursuite en effet. Hernani poursuit en effet le roi de sa haine et Doña Sol de son amour, Le Roi poursuit la jeune fille de ses assiduités, et Don Ruy poursuit son projet de l’épouser.
À l’acte III, le Roi prend Don Ruy en traître et Doña Sol en otage. Comme Don Ruy a sauvé la vie d’Hernani, ce dernier jure de le venger et de mourir ensuite. Serment fatal ! Car Carlos devenant Charles Quint, commence son règne par « la clémence ». Il rend à Hernani ses titres, ses biens, et marie les amants. Mais le soir de la noce, Don Ruy lui rappelle qu’il doit mourir. Et le lit nuptial ne sera que couche funèbre.
Nicolas Lormeau imagine de transposer l’Espagne de convention du drame, du XVIe siècle au XIXe. Les costumes de Renato Bianchi nous parlent du temps où fut créée la pièce. Don Ruy Gomez de Silva semble une copie de Louis-Philippe, Don Carlos porte bourgeoisement la redingote, Doña Sol « avec sa robe blanche où notre amour s’attache* » paraît sortir d’une gravure de L’Illustration, et Hernani, veste et culotte de velours vert bouteille s’enveloppe d’un cape de laine couleur terre.
Et pourtant tout fonctionne, aucun flottement quand les comédiens entrent et sortent par la salle, disparaissent derrière les gradins des spectateurs installés sur ce qui est, d’habitude la scène. Les lumières de Pierre Peyronnet cernent l’espace scénique avec art.
Bruno Raffaelli est poignant en père noble. Chaque spectateur a pour Jennifer Decker, les yeux d’Hernani. Chaque spectatrice offre son cœur à Félicien Juttner. Jérôme Pouly peu sympathique en roi jouisseur, gagne l’estime de tous en empereur généreux.
Cependant, si le sublime est atteint, on regrette que le grotesque soit gommé. Une duègne jeune et jolie est une aporie. Et pourquoi faire dire en prologue, dans le noir, un extrait de la Préface de Ruy Blas (1838) « Trois espèces de spectateurs composent ce qu'on est convenu d'appeler le public : premièrement, les femmes ; deuxièmement, les penseurs ; troisièmement, la foule proprement dite. » pour introduire le drame ? Il y a dans celle d’Hernani (1830) suffisamment d’arguments pour ne pas décaler les principes d’Hugo dans le temps : « Le principe de la liberté littéraire, déjà compris par le monde qui lit et qui médite, n'a pas été moins complètement adopté par cette immense foule, avide des pures émotions de l'art, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris. Cette voix haute et puissante du peuple, qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique: TOLERANCE ET LIBERTE.
Maintenant, vienne le poète! Il y a un public. »
Mais nous ne recommencerons pas la « bataille d’Hernani ». La pièce, parle d'amour, et par son énergie, sa poésie, prouve qu’elle est un chef-d’œuvre.
Photo : © Brigitte Enguérand
· * Poème des Feuilles d’automne daté de 1830.
Hernani de Victor Hugo
Mise en scène de Nicolas Lormeau
Théâtre du Vieux-Colombier
Jusqu’au 18 février
01 44 39 87 00/01
18:49 Écrit par Dadumas dans Littérature, Poésie, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, comédie-française, hernani, hugo, littérature | Facebook | | Imprimer